Ni laïcité ni intégrisme

Derrière un raidissement apparent de la pratique se cache surtout la volonté de vivre différemment. En rupture avec le passé pour se construire une identité propre.

Publié le 23 novembre 2008 Lecture : 5 minutes.

Cheikh Mohamed Machfar, l’imam de la mosquée El Moez d’El Menzah 1, fait salle comble pour la prière du vendredi. D’habitude, ses ouailles sont les membres de la classe moyenne de ce quartier résidentiel dans le nord-ouest de Tunis. Mais, depuis quelques semaines, on vient de loin pour écouter son prêche. L’affluence est telle qu’une bonne partie des fidèles n’a d’autre choix que de prier sur le trottoir ou la chaussée.
Animateur vedette de Radio Zitouna, lancée en septembre 2007 par l’homme d’affaires Sakhr el-Materi (beau-fils du président Zine el-Abidine Ben Ali), sa notoriété est montée en flèche pendant le dernier ramadan. Chaque soir à l’heure de la rupture du jeûne, Machfar, 46 ans, en costume-cravate ou en djellaba, faisait irruption sur le petit écran de la chaîne nationale Tunis 7 pour tenir une causerie-spectacle sur le thème de la morale.
Volubile, il s’exprime en arabe dialectal et a recours aux formules non conformistes des titis de son quartier populaire natal de Halfaouine-Bab Souika, au cur de la médina de Tunis. Il se fait parfois un tantinet bouffon et parle du Prophète Mohammed comme d’un pote (« Si tu suis le Prophète, tu fais une bonne affaire »), et de la prière comme d’un « sport ». Prenant à témoin les téléspectateurs, il ponctue chaque leçon par un populaire Bjah Rabbi ! (« Par Dieu ! »).
Si certains, au sein de l’intelligentsia, se désolent devant ce populisme, l’homme de la rue le considère comme la première idole religieuse télévisuelle en Tunisie et certains le voient comme un « Mahdi » sauveur de l’islam local. D’autres le comparent au prédicateur superstar égyptien Amr Khaled, qui, à l’instar des télé-évangélistes américains, tient le haut du pavé sur les programmes de chaînes moyen-orientales (voir encadré). Ce succès de Machfar et de Zitouna, qui aurait un projet de télévision religieuse, conjugué avec le nombre de mosquées, le niveau d’affluence des fidèles et le phénomène du voile, permet-il de parler d’un regain de religiosité, voire même d’un raidissement dans la manière de vivre la foi ?
Dans le cas de la Tunisie, le seul indicateur disponible pour mesurer la pratique religieuse est celui du nombre de mosquées, passé de 2 390 en 1987 à 4 483 en 2008. Malgré cette progression significative encouragée par l’État, qui nomme les imams, et d’après les statistiques compulsées par Jeune Afrique, la Tunisie demeure toutefois le pays maghrébin qui a le plus d’habitants (2 230) par lieu de culte comparativement au Maroc (800 habitants) et à l’Algérie (615 habitants avant la fermeture d’environ 40 000 lieux de prière dans les années 1990 pour raisons de sécurité). Cette densité de population par mosquée est également supérieure à la France laïque, qui compte 1 315 habitants par église.
Il n’existe par ailleurs pas d’enquêtes sérieuses permettant de soutenir les hypothèses de « regain » de la religiosité et de « raidissement » de l’islam. « On répète cela depuis trois ou quatre décennies, et notamment depuis la révolution iranienne, note Mohamed Kerrou, sociologue spécialiste de l’islam. Il n’y a pas de retour du religieux. Ce sont plutôt les spécialistes qui font un retour pour mieux comprendre le phénomène et découvrent, en l’observant avec les instruments des sciences sociales, que ce n’est plus le même religieux. Dominent désormais le ritualisme et l’ostentation. Au fond, les gens ne sont pas plus pratiquants et sont plus préoccupés par la cherté de la vie que par l’angoisse métaphysique. Ils empruntent le langage religieux pour exprimer leur malaise social. »
Par quoi donc sont motivés les Tunisiens pratiquants ? « Par l’individualisme et par une régénération du mythe communautaire, répond Kerrou. Les individus bricolent des façons d’être, de vivre, radicalement différentes des cultures traditionnelles, qu’elles soient chrétiennes, juives ou musulmanes. Tout au plus peut-on parler, à ce propos, de syncrétisme religieux relié à un imaginaire individuel et communautaire de type nouveau, même s’il emprunte pêle-mêle au passé. »
L’exemple typique est le « voile islamique », apparu dans les années 1970 dans la foulée de la révolution iranienne. Les intégristes tunisiens avaient alors exploité le phénomène à des fins politiques, et le voile « militant » s’était répandu, avant de reculer au fil des ans jusqu’à sa quasi-disparition. « Aujourd’hui, on n’est plus en présence du même voile, soutient Kerrou. Traditionnellement, il est censé dérober le visage et le corps au regard. Or on a actuellement des couvre-chefs de couleurs variées, portés avec des jeans, des robes, et, même des strings. Ils montrent plus qu’ils ne cachent. Ils dessinent le visage sur un mode photographique identitaire. »
On n’est donc pas en présence d’un regain de religiosité ? « À mon avis, non. Dans le bricolage, il y a certes une réinvention de la symbolique religieuse. Mais ce n’est pas un retour ni un regain. C’est un acte mondain. Plus pratiques pour travailler et conduire, les nouveaux voiles correspondent à l’émergence d’identités culturelles individuelles qui se développent à la faveur de l’émancipation féminine, de la scolarisation, de la professionnalisation, de la mondialisation, de l’évolution de la mode, et de l’islam de marché. Paradoxalement, ils permettent à la femme d’investir davantage l’espace public. C’est aussi un passeport pour se déplacer librement et se prémunir contre la violence verbale ou visuelle masculine. Je ne dis pas que le voile permet l’émancipation de la femme d’une manière générale. Il n’est pas la solution car il singularise la musulmane par rapport aux autres dans un monde de plus en plus globalisé. Mais il est révélateur de mutations sociales, et d’identités fragiles ou incertaines qui s’imposent du fait qu’on n’a plus de repères. Les valeurs de la société ont éclaté, et la religion investit le domaine public au moment où elle est perçue par ses adeptes comme une religion mondialement assiégée. Les nouveaux voiles et le pèlerinage – notamment le petit pèlerinage, dit omra, qui tient du tourisme plus que de la religiosité – participent ainsi de la sécularisation des sociétés musulmanes, parce que dans ce bricolage-là c’est le profane et non le sacré qui l’emporte. »
Cette religiosité-là constitue-t-elle une menace pour la laïcité en Tunisie ? « C’est de l’alarmisme déplacé, répond Kerrou. D’abord, la Tunisie n’a jamais été un pays laïc. Contrairement à ce qu’on écrit ici ou là, Habib Bourguiba était un musulman moderniste. Et le président Ben Ali puise dans l’héritage bourguibien en tenant compte de la tradition historique du pays. N’oubliez pas que l’État tunisien moderne n’a jamais été gouverné par des religieux, mais par des civils qui n’ont pas de conflit avec la religion du pays. C’est cela, la sécularisation au sens anglo-saxon du terme. Elle est tout simplement plus avancée ici qu’ailleurs dans la région. »

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