Scène de ramadan

Publié le 23 octobre 2005 Lecture : 3 minutes.

Il y a quelques jours, je me promenais dans mon quartier lorsque soudain je fus le témoin d’une scène assez pénible. À la terrasse d’un café, le serveur – un Marocain – se mit à faire un esclandre. D’habitude, ce sont les clients qui font les esclandres. C’est même prévu dans la charte du consommateur. Votre soupe n’est pas assez chaude, il y a une chenille dans la salade, les escargots s’accrochent à leur coquille : vous avez le droit à l’esclandre.
Mais là, par ce début d’après-midi ensoleillé, c’était bien le serveur qui s’était mis à hurler, et deux clientes totalement désemparées le regardaient avec des yeux ronds. Quand il eut fini de leur crier à la figure, il s’en alla, non sans leur jeter :
– Vous pourrez rester assises toute la journée, je ne vous servirai pas !
Or ce serveur, je le connaissais, puisqu’il m’arrive moi aussi de prendre de temps en temps un café à la terrasse de l’établissement où il déploie ses talents. D’habitude, ses talents ne sont pas ceux de l’imprécateur à la voix de stentor. Il sert les gens avec sourire et dextérité et, même si vous changez dix fois de commande, il ne regimbera pas.
Évidemment, moi, je ne m’occupe jamais de ce qui ne me regarde pas, mais là, faisant mon travail de chroniqueur de J.A.I., je suis resté à tendre l’oreille. Interrogées par leurs voisins, les deux dames, encore sous le choc, déclarèrent qu’elles n’avaient rien fait de mal, qu’elles s’étaient simplement inquiétées de la lenteur du service. En effet, elles attendaient depuis plus d’un quart d’heure leur salade. On peut quand même poser la question, non ?
Et c’est alors que j’ai compris de quoi il s’agissait. C’était le premier jour du ramadan, il faisait chaud et notre ami le serveur devait sans doute souffrir de la faim et de la soif. Surtout, il devait souffrir du manque de nicotine, car je me souvenais maintenant l’avoir souvent vu tirer discrètement une bouffée de sa cigarette.
Du coup, j’ai eu envie de jouer les conciliateurs. J’aurais voulu me jucher sur une chaise et dire à tous ces braves Hollandais assis au soleil, avec leur boisson à portée de main et une délicieuse collation sous le nez : Mesdames, Messieurs, plaignez le pauvre serveur en son premier jour de ramadan. Soyez accommodants et indulgents !
Évidemment, je suis trop timide pour faire cela. Ma deuxième impulsion fut alors d’aller voir le serveur lui-même et de lui conseiller de se comporter avec plus de sang-froid. Sinon, il risquait de perdre son emploi. Finalement, je n’ai fait ni l’un ni l’autre.
Le soir même, je racontais l’anecdote à une amie marocaine qui habite juste au-dessus du café où se produisit l’incident. Elle me regarda avec des yeux étonnés et me dit :
– Mais tu te trompes. Je connais bien Othmane. Il ne fait pas le ramadan.
– Ah bon ! Mais alors, pourquoi cette mauvaise humeur, ces nerfs qui craquent, ces cris ?
– Je connais toute l’histoire, me dit-elle, c’est chaque année la même chose. En fait, son patron, le propriétaire du café, est égyptien, et Othmane a peur de passer pour un mécréant s’il s’alimente ostensiblement devant lui. Et comme le patron est toujours là, il ne peut pas non plus allumer une cigarette discrètement. Le plus beau, c’est que l’Égyptien non plus ne fait pas le ramadan puisqu’il est copte, chrétien quoi. Simplement, par courtoisie, il s’abstient de manger ou de fumer publiquement pendant le ramadan, pour ne pas mettre mal à l’aise son garçon de café. C’est un superbe cercle vicieux. Ou peut-être s’agit-il d’un cercle vertueux. Nous nous sommes alors mis à rire. Voici donc qu’au centre d’Amsterdam, capitale mondiale de la libre-pensée, un patron égyptien et son employé marocain se tiennent par la barbichette, l’un par respect et l’autre par fierté. Et c’est le consommateur qui trinque…

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