Kadhafi, le bon élève arabe
Comment le « Guide » justifie son spectaculaire rapprochement avec Washington.
Un mariage de raison, pas une idylle. Voilà comment le colonel Mouammar Kadhafi voit la normalisation en cours entre la Libye et les États-Unis. « Notre coopération avec les Américains ne procède pas des sentiments mais des intérêts mutuels », a déclaré le numéro un libyen au cours d’un discours fleuve prononcé le 1er octobre à Syrte. Avant d’expliquer, le visage strié de rides et la voix éraillée : « La Jamahiriya ne peut pas se mettre à dos l’Amérique, et celle-ci a besoin de nos marchés. »
Mais pourquoi le « Frère Guide » a-t-il senti la nécessité de communiquer avec autant de franchise sur la question ? Il fallait peut-être réagir au scepticisme d’une bonne partie des Libyens déboussolés par le revirement spectaculaire opéré par leur inamovible leader en direction de Washington. La réouverture de l’ambassade américaine à Tripoli et celle de la Libye dans la capitale américaine, ultime étape du processus de rapprochement entre les deux pays, seraient imminentes. Rien ne s’y oppose plus, comme l’ont fait savoir ces dernières semaines les plus hauts responsables de l’administration américaine.
Ainsi, le 28 septembre, soit trois jours avant l’allocution du « Messager du désert », George W. Bush a-t-il donné le ton en ordonnant – par décret présidentiel – la levée d’une partie des restrictions aux exportations de matériel militaire imposées à Tripoli par son pays. Une mesure qui aura deux conséquences immédiates : la participation des firmes d’armement américaines à la destruction de l’arsenal non conventionnel de la Libye et la remise à cette dernière de huit avions de transport militaire C-130 achetés dans les années 1970 mais jamais livrés jusqu’ici.
La secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice avait, dix jours plus tôt, rencontré son homologue libyen Abderrahman Chalgham à New York en marge de la session ordinaire de l’Assemblée générale de l’ONU. Les retrouvailles ont été manifestement chaleureuses. Les deux ministres n’ont pas trouvé de mots assez forts pour exprimer la satisfaction de leurs pays face à l’évolution de leurs rapports. Chalgham et Rice auraient surtout mis au point le calendrier de la reprise de relations diplomatiques pleines et entières entre leurs pays. Jusqu’à ce jour, la représentation diplomatique des deux États est limitée à des sections d’intérêts ouvertes en juin 2004 après vingt-quatre ans de rupture totale et d’hostilité parfois meurtrière.
L’évolution relève du miracle. L’architecte de la révolution du 1er septembre 1969 vouait naguère l’Amérique aux gémonies alors que cette dernière le tenait pour un personnage infréquentable. C’est Kadhafi qui a dû courber l’échine, se renier et céder sur toute la ligne pour s’attirer les bonnes grâces de Washington et accessoirement celles des autres chancelleries occidentales. En 1999, il avait fini par reconnaître la responsabilité de ses agents dans l’explosion en vol, dix ans auparavant, d’un DC-10 d’UTA dans le désert du Niger, qui avait fait cent soixante-dix morts, ainsi que du crash d’un Boeing 747 de la PanAm au-dessus du village écossais de Lockerbie en décembre 1988. Deux cent soixante-dix personnes avaient péri. La même année, la Libye versait la modique somme de 2,7 milliards de dollars, à titre de dédommagements, aux familles de victimes de l’attentat de Lockerbie. Simultanément, le « Guide » livrait deux de ses compatriotes suspectés d’avoir trempé dans cet acte terroriste.
Ainsi s’amorce le retour de la Jamahiriya – soumise, depuis 1992, à de sévères sanctions onusiennes – dans le concert des nations. Les Américains applaudissent, mais maintiennent leurs réserves et leurs distances. « Le superterroriste » qu’ils ont tenté d’éliminer physiquement en 1986 n’a pas encore administré assez de preuves de repentir. Le nom de son pays figure toujours en tête de la liste des sponsors du terrorisme international, dont il ne sera effacé qu’en 2005.
L’homme fort de Tripoli entame alors une campagne de charme tous azimuts en direction de Washington. Il coupe les subventions aux organisations jugées « terroristes » par les États-Unis. Il sera l’un des premiers à condamner les attentats du 11 septembre 2001 et à fournir aux Américains une mine d’informations sur al-Qaïda et son chef Oussama Ben Laden, objet, il est vrai, d’un mandat d’arrêt international lancé par les Libyens en 1998. À 63 ans, Kadhafi le « panarabiste invétéré » tourne le dos au monde arabe et réoriente sa politique étrangère vers le continent africain. Ce faisant, il se désengage du conflit israélo-palestinien et multiplie les clins d’oeil à l’adresse d’Israël, censé être un « passage obligé » vers Washington. Kadhafi renvoie désormais dos à dos les deux protagonistes : « Les Palestiniens et les Israéliens sont fous », déclare-t-il devant ses pairs arabes réunis à Alger en mars 2005.
Sur sa lancée, il brocarde la revendication insistante des Palestiniens sur le secteur arabe de Jérusalem : « Al-Qods n’est qu’une mosquée. Que nous priions là ou ailleurs, quelle importance ! » martèle-t-il lors d’une séance à huis clos du sommet arabe d’Amman en 2001. Le dirigeant libyen promet également au sénateur américain Bob Dole d’indemniser les Juifs libyens pour les biens qui leur ont été confisqués en 1970.
Plus concrètement, il entame la libéralisation de l’économie de son pays et favorise les firmes américaines dans les juteux marchés pétroliers. Mieux, il saborde, en décembre 2003, son arsenal biologique et chimique et « balance » ses fournisseurs pakistanais et nord-coréens, au grand bonheur de l’administration Bush Junior qui venait, quelques jours plus tôt, de « débusquer » Saddam Hussein – l’autre « mauvais Arabe » – au fond d’un trou en rase campagne irakienne. Cette « soumission préventive », pour reprendre une formule de la presse arabe, vaudra à l’ex-paria un brevet de respectabilité et un satisfecit sans réserves de la part des Américains.
Reste le dossier des infirmières bulgares. Ici aussi, le nouveau Kadhafi finira, à n’en pas douter, par lâcher du lest. Alerté sur le sort de ces cinq femmes condamnées à mort en mai 2004 par le tribunal de première instance de Tripoli qui les accusait d’avoir inoculé le virus du sida – par transfusion – à trois cent quatre-vingts enfants, George Bush a tenu, le 17 octobre, à interpeller son homologue libyen sur cette question. Le « message » qu’il lui a adressé est volontairement ferme et clair. « Il ne doit pas y avoir de confusion dans l’esprit du gouvernement libyen : les infirmières doivent être, non seulement graciées, mais libérées de prison », a fait savoir le président américain qui recevait, à la Maison Blanche, son homologue bulgare Georgi Parvanov.
Le lendemain, Abderrahman Chalgham a certes déclaré que « le « Guide » n’était pas habilité à s’immiscer dans un verdict de la justice » qui sera, d’ailleurs, réexaminé, le 15 novembre, par la Haute Cour libyenne. Mais cette affaire n’a jamais été – et ne sera pas – le grain de sable qui enraille la machine de la normalisation. Tous les spécialistes des relations américano-libyennes le disent : n’eût été l’implication supposée des services libyens, en 2004, dans une tentative d’assassinat du prince Abdallah d’Arabie saoudite, la réconciliation totale entre Washington et Tripoli aurait été scellée l’année dernière.
« Kadhafi nous a fourni en deux jours plus que ce que nous demandions en vain depuis deux ans à l’Iran », affirme le sénateur Richard Lugar, désormais familier de la tente du « Guide ». Les Américains ont d’autres motifs de satisfaction : ils bénéficient déjà d’une bonne part du pactole pétrolier et leurs entreprises sont bien placées pour tirer leur épingle du jeu de la privatisation de 360 sociétés libyennes prévue avant 2008.
Quant aux six millions de Libyens (dont un million de pauvres), ils sont les dindons de la farce. « Les États-Unis font passer leurs intérêts avant l’exigence de réformes politiques », regrette, depuis son refuge londonien, Salem Qannan, dirigeant du Front national pour le salut de la Libye (FNSL, composante de l’opposition en exil). Quant à Kadhafi, « c’est l’instinct de survie et la peur de devoir un jour se terrer dans un trou, d’être capturé puis traduit en justice comme Saddam Hussein qui expliquent ses concessions », affirme-t-il.
Une blague court à Tripoli. À un confident qui lui demande : « Frère Guide, pourquoi as-tu sacrifié notre arsenal si coûteux ? » Kadhafi répond, sans réfléchir : « Tu le sais : je suis asthmatique, la vie souterraine me serait fatale ! »
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