Des manchots et des hommes

Enregistrant un succès jamais atteint par un film français aux États-Unis, un documentaire donne lieu à des interprétations idéologiques en tout genre.

Publié le 23 octobre 2005 Lecture : 3 minutes.

Le film français le plus vu dans les salles obscures nord-américaines n’est plus Le Cinquième Élément. La création futuriste de Luc Besson, qui avait totalisé 66 millions de dollars de recettes aux États-Unis, vient d’être détrônée par un documentaire animalier, genre dont la caractéristique principale n’est pourtant pas d’attirer les foules. Mais depuis son arrivée aux États-Unis le 24 juin 2005, plus de 10 millions de spectateurs (76 millions de dollars de recettes au 18 octobre dernier) ont déjà vu La Marche de l’empereur. Ses débuts américains n’avaient pourtant pas été prometteurs : seules 4 salles (plus de 1 800 aujourd’hui) avaient pris le risque de diffuser l’histoire de cette colonie de manchots qui, chaque année, quitte la mer nourricière pour regagner la banquise afin de s’y reproduire.
En France, où il est sorti le 26 janvier 2005, le film avait été tièdement accueilli : 1,8 million d’entrées (dans la même catégorie, Microcosmos, le peuple de l’herbe avait réalisé 3,5 millions d’entrées). Le réalisateur Luc Jacquet peut donc être satisfait, même s’il a été étonné par le succès du film aux États-Unis, marché réputé plus friand de blockbusters (superproductions) que de documentaires. Sa réaction a certainement été partagée par Warner Independent Pictures et National Geographic Feature Films, les distributeurs américains : pour adapter la production aux goûts du public et réduire les risques de flop, ils sont passés de trois narrateurs à un seul (l’acteur Morgan Freeman) et ont rendu les commentaires plus didactiques. Ainsi débarrassé des artifices de la fiction, March of the Penguins était conforme à ce que les Américains entendent par « documentaire » et il pouvait être rangé « dans une case habituelle », selon Yves Darondeau, l’un des trois producteurs.
Ces retouches peuvent-elles tout expliquer ? Darondeau évoque le caractère universel de l’histoire, « celle de la vie », ainsi qu’une ressemblance certaine entre spectateurs et « acteurs » – les animaux -, propice à l’identification. Pour un analyste du box-office américain, c’est encore plus limpide : si le film marche, c’est qu’il est à la fois instructif et distrayant. « Il y a toujours des succès qu’on ne peut expliquer, qui viennent de nulle part », commente un membre de la rédaction d’Allociné (site Internet de programmes et de critiques de cinéma). Bref, l’engouement repose autant sur le film lui-même que sur les imprévisibles désirs du public et le bouche à oreille.
Tout aussi surprenant, le phénomène de récupération qu’a suscité La Marche de l’empereur aux États-Unis. Un magazine chrétien fait valoir que l’existence de ces drôles d’oiseaux, qui vivent à un endroit et se reproduisent à un autre, est beaucoup trop complexe pour ne pas être organisée selon un plan divin. D’après les auteurs de cette interprétation toute subjective, il y a forcément dans cette épopée rituelle la preuve que Dieu existe. Pour des militants antiavortement, le comportement des animaux est exemplaire. Ils bravent le froid et la tempête pour donner naissance à leur petit coûte que coûte, érigeant ainsi sans le savoir la vie en valeur suprême. Les hommes devraient bien s’en inspirer, concluent-ils.
À ces spectateurs et à leurs décryptages pour le moins personnels, les producteurs répondent avec amusement : « Nous n’avions, bien sûr, aucune de ces intentions. Mais chacun projette ce qu’il a envie de projeter. Cela nous fait sourire, mais nous choque aussi car nous ne cautionnons pas tous ces mouvements », explique Yves Darondeau. Laura Kim, vice-présidente de Warner Independent, leur cloue le bec : « You know, ce ne sont que des oiseaux », lâche-t-elle à propos des manchots empereurs.

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