Air Sénégal au pied du mur

Modèle de coopération maroco-sénégalaise, la compagnie aérienne a révélé, le 6 juillet, un déficit colossal. Si important que son existence même est menacée. Que vont faire les actionnaires ?

Publié le 23 septembre 2007 Lecture : 6 minutes.

Le compte à rebours a débuté le 6 juillet, quand le conseil d’administration d’Air Sénégal International (ASI) a entériné des pertes de 12 milliards de F CFA (18,3 millions d’euros). Le déficit représentant quasiment le double du capital de l’entreprise (7,2 milliards de F CFA), les règles de l’Organisation pour l’harmonisation du droit des affaires en Afrique (Ohada), dont le Sénégal est membre, imposent au conseil d’administration de se réunir dans un délai de quatre mois à compter de sa dernière assemblée pour statuer sur le sort de la compagnie. L’alternative est aussi simple que brutale : soit ASI augmente son capital, soit elle met la clé sous la porte. Réponse, donc, avant le 6 novembre. De source interne à la compagnie, la réunion de la dernière chance est prévue le 26 octobre.
Que s’est-il passé ? Depuis sa création en 2001, le nombre de passagers d’Air Sénégal International (ASI) n’a jamais cessé d’augmenter, son chiffre d’affaires a toujours progressé et elle a affiché, pendant trois exercices consécutifs, des bénéfices confortables (voir infographie). « Notre activité est rentable, assure un salarié, qui préfère garder l’anonymat comme tous ses confrères interrogés. Sur le premier semestre 2007, les performances nous donnent entière satisfaction. » Prometteuse à sa naissance en 2001 (lire encadré ci-dessous), ASI avait aussitôt tissé son réseau en Afrique de l’Ouest au départ de Dakar – aujourd’hui vers Abidjan, Bamako, Cotonou, Lomé, Conakry, Ouagadougou, Praia, Banjul et Bissau notamment. Elle ambitionnait d’en faire autant vers le reste du continent et le Sud de l’Europe. Passagers, professionnels et politiques ne tarissaient pas d’éloges sur l’envol de cette jeune pousse, traduction concrète, après la disparition d’Air Afrique, du beau rêve d’une compagnie transnationale.

D’où viennent les pertes ?
Aujourd’hui, l’enthousiasme s’est tari. En octobre 2006, la desserte d’Accra, inaugurée en juillet 2005, est supprimée. ASI n’est toujours pas présente en Afrique centrale. Si elle relie Bruxelles et Madrid, c’est à travers des accords de partage commercial (code-share) avec SN Brussels et Iberia. En mars dernier, la ligne Dakar-Milan ferme. Les employés se mettent en grève. La rumeur circule que la trésorerie est dans le rouge. Le pot aux roses est officiellement découvert le 6 juillet, lors de la réunion du conseil d’administration : ASI accuse 12 milliards de F CFA de pertes cumulées sur les exercices 2005 et 2006. Seul responsable à se prononcer officiellement dans cette enquête – Royal Air Maroc (RAM) a refusé de répondre à nos questions -, Mohamed el-Yaalaoui, directeur général d’Air Sénégal, explique qu’« ASI a réalisé des chiffres d’affaires en progression très importante. Malheureusement, les coûts d’exploitation très élevés n’ont pas permis de dégager des résultats bénéficiaires en ligne avec le niveau du chiffre d’affaires. »
Mais cela ne dit pas pourquoi les pertes s’élèvent à près de dix fois le bénéfice réalisé en 2004. Ni pourquoi elles ne sont révélées qu’en juillet 2007 alors qu’elles ont été réalisées au cours des exercices 2005 et 2006. « Certaines charges devaient être affectées à des exercices antérieurs mais elles ne l’ont pas été ou elles ont été édulcorées », confie un interlocuteur interne. Difficile, dans ces circonstances, de savoir ce qui les a occasionnées. « Elles se situent à tous les niveaux. Mais nous n’avons aucune vision analytique permettant d’entrer dans le détail. » Plusieurs observateurs considèrent que les coûts de maintenance représentent une partie conséquente du déficit. Faute d’atelier au Sénégal – le « centre industriel de Dakar », qui employait près de 300 personnes, a fermé avec la disparition d’Air Afrique -, les appareils d’ASI sont entretenus par la RAM à Casablanca, conformément aux accords signés entre Rabat et Dakar lors de la création de la compagnie. Et, bien entendu, la RAM facture ses services.

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La RAM ne joue pas le jeu
Pour un employé sénégalais, l’explication est claire : Air Sénégal International n’avait pas de stratégie. Elle a grandi sur les cendres d’Air Afrique, elle a comblé le vide laissé par la compagnie panafricaine, elle s’est laissé porter par le succès : « Jusqu’en 2004, c’était l’état de grâce. Comme ça marchait sans effort, personne n’a pensé à l’avenir ». L’avenir, c’est la concurrence. Par exemple l’arrivée de Kenya Airways sur la ligne Dakar-Bamako. ASI détenait environ 80 % de parts de marché sur cette liaison. Elle n’en revendique plus que 60 % aujourd’hui. C’est aussi la croissance du trafic – de 125 000 passagers en 2001 à 510 000 en 2006 – sans pour autant que la taille de la flotte suive. Aujourd’hui, ASI dispose de quatre appareils : un Dash 8 de 50 places, dont elle est propriétaire, utilisé essentiellement pour les liaisons régionales, et trois Boeing 737-700 de 124 sièges, dont un, acheté en juillet 2006, lui appartient. « Les 737-700 sont adaptés aux court- et moyen-courriers, explique le même employé. Mais sur un Paris-Dakar, c’est beaucoup trop petit. » Autre défaut pointé du doigt par plusieurs interlocuteurs : la faiblesse de l’activité fret, qui compte pour 2 % du chiffre d’affaires mais « pourrait représenter beaucoup plus ». L’activité fret représente 15 % du chiffre d’affaires d’Ethiopian Airlines, par exemple.
La politique de la maison mère, Royal Air Maroc, à l’égard de sa filiale est également souvent pointée d’un doigt accusateur à Dakar : « Elle est notre premier concurrent ». L’opinion est largement répandue au Sénégal depuis que le nombre de vols hebdomadaires de la RAM entre Dakar et Paris, l’une des lignes les plus fréquentées d’ASI, est passé de 7 à 14. Ou depuis l’ouverture par la RAM de lignes vers l’Afrique centrale – Brazzaville et Libreville notamment – où ASI se serait bien vue Ou encore depuis octobre 2006, quand Air Sénégal International a fermé sa ligne vers Accra tandis que la RAM commençait, le même mois, à desservir la capitale ghanéenne. « La demande au départ de Dakar vers Accra et inversement ne présente pas un potentiel de trafic justifiant le maintien de la ligne », précise Mohamed el-Yaalaoui, DG d’ASI. Tel employé en est persuadé : « La RAM a voulu rentrer au Sénégal pour mettre le pied en Afrique subsaharienne. » Tel autre assure que le seul but poursuivi par la RAM en créant ASI était de « développer son hub de Casablanca ». De fait, l’Afrique subsaharienne représente aujourd’hui 20 % du chiffre d’affaires de la RAM.
Reste à savoir, dans cet épineux dossier, si les deux actionnaires ont rempli leur mission. À deux reprises, la RAM a apporté 10 millions d’euros à sa filiale, la première fois sous forme de prêt, la seconde, pour renflouer la trésorerie. La compagnie marocaine, de réputation internationale, apporte par ailleurs des garanties aux loueurs d’avions, aux bailleurs de fonds et aux banques, sans quoi « ASI n’existerait tout simplement plus », assure Mohamed el-Yaalaoui. L’État sénégalais, lui, n’a pas mis la main au porte-monnaie. La maison mère dénouera-t-elle une nouvelle fois les cordons de la bourse avant la date fatidique du 6 novembre ? D’après une source au ministère marocain des Affaires étrangères, « il n’est pas question de s’en débarrasser » et « ceux qui agitent cette menace ne sont que des trublions ». De là à payer D’autant que l’annonce par le président Wade, en juillet, de son intention de créer Air Téranga Sénégal, une compagnie aérienne dédiée aux lignes intérieures, a quelque peu semé le trouble sur les intentions sénégalaises. ASI est en tout cas largement sous-capitalisée. En 2001, le capital s’est constitué par des apports en nature : l’État sénégalais apportait les droits de trafic, évalués à 3,5 milliards de F CFA, et la RAM, un Boeing 737-200, évalué à 3,7 milliards. C’était il y a six ans. Aujourd’hui, ces montants ne lui permettraient même pas de payer ses dettes.

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