Il faut juger Taylor en Afrique

Publié le 23 avril 2006 Lecture : 3 minutes.

La comparution de Charles Taylor, l’ancien chef de l’État libérien, devant le Tribunal spécial des Nations unies pour la Sierra Leone (TSSL) à Freetown ouvre un chapitre positif de la lutte de l’Afrique contre l’injustice, l’impunité des seigneurs de guerre et la criminalisation du pouvoir d’État. Mais il serait regrettable que l’accusé soit jugé à La Haye, comme la présidente libérienne et le tribunal lui-même le demandent.
Si le transfert vers l’Europe avait lieu, le TSSL devrait renoncer à l’un de ses objectifs essentiels : enseigner aux Africains, sur leur propre territoire, les fondamentaux de la justice et leur faire admettre que personne n’est au-dessus des lois. Une telle démarche peut contribuer à l’émergence en Afrique de l’Ouest de normes en matière de responsabilité, de transparence, d’équité et de traitement humain des accusés.

Dans les pays où les puissants font la loi, montrer comment la justice, la vraie, peut être rendue, serait un ciment national solide. C’est la raison d’être du TSSL depuis ses débuts en 2002.
La Sierra Leone est toujours instable et porte les stigmates d’une guerre civile entretenue par les armes et les ex-partisans de Taylor. Elle continue à pâtir de la mauvaise gouvernance, de la pauvreté et de pratiques d’un autre âge. Des faiblesses, précisément, que l’ex-dictateur a exploitées pour ses pillages dans le pays et au Liberia. Si les crimes du pouvoir d’État restent impunis, les progrès de la justice seront reportés sine die.
Faire justice chez soi : l’expérience rendra les Africains, dont je suis, plus attachés à leurs droits et plus sensibles aux principes démocratiques qu’aux lois de la superstition. S’ils voient l’un des leurs comparaître devant un tribunal en Sierra Leone, nos dirigeants auront sous les yeux la preuve que les manquements à la loi ont des conséquences. Le sentiment général en Afrique est que tout est mieux à l’étranger. Mais si Taylor était jugé en Europe alors que ses petits camarades le sont localement, ses admirateurs en tireraient la conclusion suivante : l’ancien homme fort de Monrovia est un poisson trop gros pour la justice locale. Pour les autres, la décision serait interprétée comme une insupportable faveur à l’égard de l’un des chefs de guerre les plus brutaux de la planète, une marque de respect pervers pour les horreurs inqualifiables qu’il a perpétrées.
Pour que la Sierra Leone profite chez elle de l’exercice, il faut que Taylor et ses comparses soient enfermés derrière les mêmes barreaux de la même prison humide, nourris de la même nourriture et jugés par les mêmes juges devant un seul tribunal, le plus près possible du théâtre de leurs crimes. Le tout sous les yeux de leurs victimes.
Son avocat, Vincent Nmehielle, veut nous faire croire que son client aimerait être jugé en Sierra Leone. Pour ceux d’entre nous qui sont rompus aux manuvres du personnage, la ficelle est grosse : l’accusé espère que s’il feint de vouloir être jugé en Sierra Leone, le tribunal ne donnera pas suite à sa requête.
Passé maître dans l’art de l’évasion, Taylor sait qu’il sera plus tranquille en Europe qu’en Sierra Leone, où des milliers de citoyens seraient heureux de faire justice eux-mêmes. Qu’il échappe ne serait-ce qu’une fois à la protection du centre de détention des Nations unies à Freetown, et son arrêt de mort est signé.
Il est vrai qu’un procès de Taylor à Freetown pourrait déstabiliser la région. Certains le craignent. Mais cette question de l’insécurité doit être résolue par un mandat ferme de maintien de la paix des Nations unies. Dans une certaine mesure, il existe déjà des forces pour cela. En 2000 et 2001, les États-Unis ont dépensé 100 millions de dollars pour l’entraînement de près de sept bataillons d’une force armée ouest-africaine contribuant au maintien de la paix en Sierra Leone. Par ailleurs, des forces de sécurité britanniques sont basées en Sierra Leone tandis que 15 000 soldats de la mission des Nations unies sont postés au Liberia.

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À long terme, il coûtera moins cher de faire comparaître Taylor à Freetown que de garantir tant bien que mal la stabilité régionale avec des forces internationales. Et au lieu de se démener pour que l’ex-dictateur soit jugé en Europe, le monde devrait se préoccuper de la sécurité régionale, primordiale pour mener à bien la longue incarcération du seigneur de guerre africain le plus connu. La Sierra Leone est probablement encore trop fragile aujourd’hui. Mais le seul moyen est de donner au peuple l’occasion de voir la justice rendue chez lui.

*Ambassadeur de Sierra Leone aux États-Unis de 1996 à 2002.

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