Traders : les maîtres de l’or noir
Ce sont eux qui commercialisent le brut appartenant aux États africains. Plongée au coeur des groupes de négoce, alliés incontournables et pas toujours recommandables des pays du continent.
Genève : son lac, ses banques, ses institutions internationales, ses grandes fortunes. Principale ville de la Suisse francophone, la ville semblerait presque endormie pour celui qui la visite en dilettante. Et pourtant, chaque jour, c’est depuis la cité helvétique que se négocient un tiers des barils de pétrole vendus à travers le monde. Fiscalité avantageuse, cadre de vie privilégié… Les mérites de la ville lui ont permis d’attirer en quelques années les plus importants acteurs du négoce de l’or noir. Résultat : c’est désormais ici, sur les bords du lac Léman, que les traders de Trafigura, Vitol, Glencore et quelques autres géants totalement inconnus du grand public dirigent les allées et venues des pétroliers du monde entier.
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Quotas
Pour l’Afrique, 8,8 millions de barils – l’équivalent de près de 1 milliard de dollars, soit environ 750 millions d’euros – voguent chaque jour sur les mers et les océans. Les compagnies pétrolières, qui prélèvent leur part de barils à hauteur de leurs participations dans les gisements, revendent leurs cargaisons aux raffineries du monde entier. Le plus souvent sans intermédiaire : indépendantes, les majors de l’or noir ne recourent que marginalement aux sociétés de négoce. C’est une autre paire de manche pour les États africains. Souvent dépourvues des compétences et des liquidités suffisantes pour gérer de gros volumes – à l’exception notable de l’angolais Sonangol -, les compagnies publiques pétrolières du continent ont pris l’habitude de confier leurs quotas de barils aux négociants du monde entier, et en premier lieu à ceux basés en Suisse.
Les négociants africains sont rares
Les sociétés de négoce africaines sont peu nombreuses, et leur absence reste le talon d’Achille des États exportateurs de pétrole. Dans sa volonté de transparence et de redistribution des revenus liés à sa récente exploitation pétrolière (120 000 barils par jour à terme), le Ghana incite le secteur privé local à constituer de telles firmes, et elles sont aujourd’hui au nombre de neuf (Chase Petroleum, Cirrus Oil Services, Ebony Oil & Gas, Eco Petroleum, First Deepwater, Fuel Trade, Oil Channel, Springfield Energy et Vihama Energy). Au Nigeria, quatre négociants locaux ont été sélectionnés par le gouvernement : Sahara Energy, Ontario, Aiteo et Talaveras.
Bien implanté également, MRS Group est détenu par Sayyu Dantata, le neveu du milliardaire nigérian Aliko Dangote, et est également présent au Cameroun, au Bénin, au Togo et en Côte d’Ivoire, dans les carburants et les lubrifiants. Au Sénégal, International Trading Oil and Commodities (Itoc), dirigé par Abdoulaye Diao, remporte régulièrement les contrats d’approvisionnement en fuel de la Société nationale d’électricité (Senelec). Enfin, au Gabon, Petrolin Group, de Samuel Dossou-Aworet, a longtemps négocié le pétrole du pays… avant de se faire ravir la place par Vitol. M.P.
Vitol a ainsi signé, début février, un contrat avec la compagnie nationale Gabon Oil Company. Une première cargaison de 650 000 barils – soit la bagatelle de 75 millions de dollars – lui a été confiée en mars. La nature du contrat a de quoi étonner. En échange du brut gabonais, la firme s’est en effet engagée à investir dans les infrastructures pétrolières du pays : terminaux, distribution… En renonçant à des espèces sonnantes et trébuchantes, le Gabon aurait pu opter pour une autre stratégie, de plus en plus en vogue : demander en échange de son brut, non transformable sur place (comme dans la plupart des pays africains), de l’essence raffinée pour sa consommation intérieure.
Dans cette relation, les pays africains gagnent au final un accès aux marchés internationaux. Les traders, eux, limitent les risques d’impayés, sécurisent les transactions et augmentent les marges qui, au final, sont moins élevées qu’on ne le croit. Sur un baril à 110 dollars (tarif ajusté en fonction de la qualité du produit et de la demande), un négociant ne gagnera guère plus de 0,20 dollar, 0,50 dollar dans le meilleur des cas. Alors autant jouer sur les quantités : en prenant livraison auprès du Gabon des 650 000 barils, Vitol a pu s’offrir jusqu’à 325 000 dollars de rémunération. Un bénéfice potentiellement soumis aux habituelles montagnes russes de la spéculation. « Entre le remplissage du cargo et son arrivée chez le client, la marchandise a pu changer plusieurs fois de mains et de destination », confirme un négociant. Comment s’étonner alors que les quantités de pétrole négociées à travers le monde soient 50 fois supérieures aux quantités réellement produites ?
Scandales
Nouvelle place forte du négoce mondial, Genève est depuis un an secoué par une série de scandales liés au brut africain. L’un des derniers concerne l’Angola et la société Trafigura. Révélée par l’ONG suisse La Déclaration de Berne, l’affaire a mis au jour une cascade de sociétés écrans installées à Houston (États-Unis), Singapour, Genève et Luanda. À la tête de ces entreprises qui ont remporté un certain nombre de contrats de négoce de brut, quelques proches du pouvoir angolais. « Il y a clairement des conflits d’intérêts. Et Trafigura n’a jamais répondu à nos questions », indique Marc Guéniat, l’auteur du rapport.
Autre scandale au Nigeria : il y a un an, en s’intéressant à 21 intermédiaires, l’État a découvert des détournements massifs. En faisant de fausses déclarations, plusieurs importateurs d’essence ont pu toucher de confortables subventions (l’essence est subventionnée dans la plupart des pays africains). Interpellée par Abuja pour l’aider à boucler son enquête, la Suisse n’a toujours pas donné suite. Derrière tout cela, l’opacité du métier. « Les entreprises de trading ont pris la place laissée par les majors pétrolières, qui se désengagent des pays à risque à cause des normes internationales plus contraignantes sur la transparence des industries extractives, explique Marc Guéniat. Le modèle d’affaires des traders, lui, repose sur le secret. » De quoi laisser planer le doute sur le prix d’achat des barils africains, voire sur l’existence de détournements.
Interview – Jean Pierre Valentini, directeur Afrique de Trafigura
« Nous sommes en totale conformité avec les lois »
L’Afrique reste une priorité pour le groupe basé en Suisse, malgré le manque de transparence que présentent certains pays « difficiles ».
À la suite du scandale ivoirien du Probo Koala, en 2006, Jean-Pierre Valentini et deux autres employés de Trafigura avaient été détenus cinq mois à Abidjan. Aujourd’hui, le directeur Afrique du groupe de négoce dit avoir mis en place des systèmes de contrôle conséquents et amélioré la transparence.
Vocations
« Lorsque je vois toutes ces affaires, l’une de mes fiertés est que ma société ne soit pas citée », relève Jean-Claude Gandur, patron du groupe AOG (ex-Addax & Oryx Group). « Nous avons bien fait de changer de modèle, se félicite-t-il. Certains pays sont devenus impossibles. Au Nigeria, nous ne faisons quasiment plus de négoce avec les sociétés d’État. » Tous, pourtant, ne partagent pas ces conclusions. Hors de question pour ces négociants de mettre un terme à un business qui s’avère au final plutôt lucratif. « Au Niger, au Tchad, en Côte d’Ivoire, et globalement dans tous les pays qui deviendront exportateurs d’ici à cinq ans, les négociants sont à l’oeuvre pour se faire une place, en premier lieu Vitol et Trafigura », raconte un courtier suisse.
Deux anciens traders de Total et de Mercuria, Cyrille Costes et Franck Blais, cofondateurs de Lynx Energy à Genève en 2010, viennent d’annoncer la constitution d’une filiale à Singapour. L’objectif ? Négocier du pétrole africain à destination de l’Asie. La jeune société de négoce a signé ses premiers contrats avec le Tchad et la Libye au lendemain de la révolution. Preuve que la commercialisation opaque du pétrole africain continue de générer de nombreuses vocations.
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