Jeffrey Sachs, un rêveur pragmatique

Publié le 23 janvier 2005 Lecture : 4 minutes.

En décembre 1994, dans le numéro de l’hebdomadaire américain Time consacré aux cinquante jeunes dirigeants les plus prometteurs du monde, il a été désigné comme « le meilleur économiste que l’on connaisse ». En 1997, l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur en a fait « l’un des 50 personnages les plus importants qui aient travaillé sur la mondialisation ». Depuis, le professeur américain Jeffrey D. Sachs, né à Detroit il y a cinquante ans, n’a pas perdu son temps. Il a été nommé, en janvier 2002, par Kofi Annan – avec lequel il entretient des « relations de confiance » – conseiller spécial des Nations unies sur les Objectifs du millénaire pour le développement.
Mais Sachs, connu aussi pour son pragmatisme et son inépuisable énergie, a plusieurs vies. Outre ses responsabilités onusiennes, il dirige aujourd’hui le Earth Institute de l’Université Columbia, après avoir présidé le Centre pour le développement international de Harvard, l’université où il a été diplômé summa cum laude (avec les félicitations du jury), en 1976. C’est toujours à Harvard que Sachs commence à enseigner, en 1983. Une passion qui dure toujours : il est aujourd’hui professeur de développement durable, et de politique et de gestion de la santé, à Columbia.
Aimant à se définir comme un « économiste aérien » en raison de la fréquence de ses déplacements à travers le monde (il entreprend en moyenne deux voyages en avion par semaine), il accède à la notoriété après avoir été consultant du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et de l’OCDE. Un travail de conseil doublé d’une expertise nourrie sur le terrain, de l’Amérique du Sud à l’Europe de l’Est, en passant par l’Asie et l’Afrique. « Il est respecté par l’ensemble des interlocuteurs : et les ONG, car il apporte un autre regard sur l’économie, et les institutions internationales, car il est économiste », confie Guido Schmidt-Traub, un de ses proches collaborateurs.
« Tout en étant l’un des meilleurs spécialistes dans le domaine de l’économie du développement, Jeffrey maîtrise aussi parfaitement le langage des sciences et de bien d’autres disciplines en santé publique et en médecine, dit de lui Jonathan Cole, un des dirigeants de Columbia. Il peut ainsi avoir des collaborations qui transcendent les étroites frontières disciplinaires. » Son approche pluridisciplinaire et une véritable ouverture intellectuelle sont les vraies valeurs ajoutées de cet économiste « au grand sourire », capable de proposer une analyse globale et originale des problèmes des pays en développement.
Tout a commencé par « pur accident », lorsque, jeune professeur de 29 ans, il est invité comme consultant en Bolivie. De 1986 à 1990, il met en place un programme de stabilisation économique et de rigueur budgétaire qui sauve le pays d’une hyperinflation de 40 000 %. Après la Bolivie, il est appelé par les gouvernements de l’Argentine, du Brésil, de l’Équateur, du Venezuela. En 1989, Sachs commence à mettre sa recette néolibérale au service de la Pologne de Lech Walesa. Un défi pour lequel il doit imposer sa « thérapie de choc », malgré la polémique et les critiques : nombreux sont ceux qui ne partagent pas ses idées et sa « formule trop brutale ». Lorsque les résultats obtenus en Pologne lui donnent, une fois encore, raison, il déclare au quotidien français Libération, avec une pointe d’ironie et une grande assurance, qu’il ne doute jamais. Rien ne l’arrêtera plus. En 1991-1992, il conçoit la politique déflationniste qui rétablit la stabilité monétaire en Estonie et en Slovénie. Entretemps, il assiste le gouvernement de la Mongolie en élaborant un programme de stabilisation macroéconomique et de grandes privatisations. Seule sa mission de conseil dans la Russie de Boris Eltsine (1991-1994) marque un point d’arrêt dans son brillant parcours. La Russie est sa « blessure » : les réformes engagées ne portent pas les fruits attendus, le pays plonge dans une crise économique, les inégalités sociales s’exacerbent.
Sa méthodologie est unique, mais s’adapte toujours aux spécificités des pays qui font appel à lui. En mission à l’étranger, Sachs travaille avec une « équipe souterraine » composée d’une dizaine de jeunes économistes qu’il a formés, avec la collaboration d’universitaires pro-occidentaux et le soutien de la presse nationale. Doté d’indéniables qualités de diplomate, il sait tisser des liens privilégiés avec des hommes politiques clés du gouvernement, mais refuse toujours d’être payé par le pays qu’il conseille. Ses missions sont financées par des fondations privées, par les Nations unies, parfois par le gouvernement suédois. Indépendance et autonomie sont ses maîtres mots. Une ligne de conduite qu’il n’a jamais trahie et qui lui a permis de prendre ses distances avec les grandes instances économiques internationales et leurs politiques. Comme il l’a fait, violemment, avec le FMI. En 1999, il réclame la démission de son directeur général, Michel Camdessus, et déclare que « le FMI s’est trompé sur tout. Sa politique d’ajustement structurel au Brésil est son cinquième fiasco après la Thaïlande, l’Indonésie, la Corée et la Russie ». Un « J’accuse » que l’économiste n’hésite pas à lancer aussi contre l’actuel gouvernement de son propre pays. « Aujourd’hui, les États-Unis ne croient pas au multilatéralisme. […] L’Europe doit donc devenir le coeur du développement dans le monde », tempête Sachs en juin 2003. Démocrate, il s’insurge contre la guerre en Irak et publie, en décembre 2004, dans le quotidien espagnol El País, un éditorial enflammé dans lequel il condamne à la fois l’administration Bush et la partialité dont la presse américaine fait preuve dans son traitement du conflit en Irak.
Une liberté de penser qui imprègne aussi son langage. Sachs est réfractaire à tout jargon onusien et universitaire, et son franc-parler l’a transformé en un « virtuose de la communication » globale. Les années ont tempéré ses certitudes, mais pas son enthousiasme. Et son légendaire pragmatisme s’est teinté d’un certain idéalisme. Dans une récente interview, interrogé sur l’utilité politique des sanctions économiques occidentales contre des pays « en faute », il s’est dit opposé à leur utilisation et a préconisé leur levée. « Il s’agit peut-être d’un rêve et il faudra me le pardonner, dit-il, mais c’est mon rêve. »

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