Bilan d’un atypique

Publié le 22 juillet 2007 Lecture : 5 minutes.

En pages 58-61 de ce numéro de Jeune Afrique, François Soudan et Abdelaziz Barrouhi nous disent dans quels contextes libyen, européen et international se dénoue, enfin, l’affaire dite des « infirmières bulgares et du médecin palestinien » accusés par le régime libyen et son système judiciaire d’un crime dont on ne peut imaginer qu’ils aient pu le commettre.
Détenus depuis cent longs mois, condamnés à mort en première instance, en appel et en cassation, ces cinq femmes et cet homme étaient devenus un symbole et un enjeu.
L’affaire a, en tout cas, attiré l’attention une fois de plus sur un pays arabe, africain et méditerranéen, la Libye, dont le fonctionnement – et les dysfonctionnements – défrayent l’actualité, sans pour autant dissiper les ombres et les mystères qui entourent son chef et son régime.
Je crois les connaître assez bien et vais m’efforcer de vous aider à les mieux comprendre.

C’est le 1er septembre 1969, il y a donc trente-huit ans, qu’un groupe de jeunes officiers conduits par un certain Mouammar Kadhafi a sorti la Libye de la torpeur – et des mains d’une monarchie médiévale contrôlée par les pétroliers anglo-saxons – pour la faire entrer dans un tourbillon d’aventures qui l’ont transformée.
Kadhafi a aujourd’hui plus de 65 ans, dont trente-huit passés au pouvoir. Il s’est employé à éliminer politiquement (voire physiquement) ceux qui l’ont aidé à prendre les commandes, et s’est intronisé « Guide de la révolution ».
Quelle révolution ? Kadhafi n’a ni doctrine ni frontière : en politique comme en économie, il invente, expérimente et corrige ou abandonne.
Changer d’avis à quelques mois d’intervalle, prôner et faire le contraire de ce qu’il recommandait et pratiquait l’année précédente ne lui pose aucun problème : l’argent du pétrole couvre les erreurs, finance les dégâts et, fascinés ou résignés, les Libyens suivent leur « Guide » dans ses coûteux méandres.

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Ils n’ont pas été mis au travail et vivent plus ou moins bien de la rente du pétrole. À leur service, un million d’immigrés originaires d’autres pays arabes, d’Afrique subsaharienne et d’Europe de l’Est font marcher le pays et son économie.
Le système de santé ? Ce qui en tient lieu fonctionne mal avec du personnel étranger : les Libyens qui en ont les moyens vont se faire soigner en Tunisie, en Algérie, en Égypte ou en Europe Les autres courent les risques les plus graves.
Là est l’explication du drame qui a frappé les quatre cents enfants ayant contracté le virus du sida.

Le « Guide » plane au-dessus de ces contingences et se consacre à la grande politique. Sa vision et les opérations qu’il mène sont planétaires : le monde arabe – Machrek d’abord, Maghreb ensuite -, l’Afrique subsaharienne, l’Europe, et même les Philippines, retiennent tour à tour son attention ainsi que celle des « services » que lui et son entourage ont créés.
L’argent du pétrole, beaucoup d’audace et un grand cynisme lui donnent l’impression que tout lui est permis.

Il a proclamé que son pays était devenu une « Jamahiriya », néologisme arabe qu’on a traduit par « République des masses » : un régime qui ne ressemble à rien de connu, aussi atypique que son inventeur.
En pratique, le pays et ses ressources, dont des réserves financières de l’ordre de 50 milliards de dollars, sont entre les mains de Kadhafi pour l’essentiel, et de ses huit enfants pour le reste*.
Il répète à qui veut l’entendre qu’il n’est ni le président du pays ni le chef de l’État « puisqu’il n’y a pas d’État ». En réalité, il veut le pouvoir, mais sans ses servitudes protocolaires, et en détient les leviers, sans avoir jamais été élu : « un révolutionnaire ne se soumet pas à élection » (sic).
On ne peut le comparer qu’à un autre dinosaure, tout aussi atypique : Fidel Castro, son aîné de dix ans au pouvoir et de quinze ans dans la vie. L’un et l’autre ont fait un émule : Hugo Chávez !
Le dirigeant vénézuélien affecte un respect filial pour Castro, mais cet homme de 53 ans assis sur des milliards de barils de pétrole – et des dizaines de milliards de dollars – agit et parle comme le Kadhafi des années 1980.

Ce Kadhafi-là n’existe plus ; lui a succédé, depuis une quinzaine d’années, un Kadhafi nouveau qui a abjuré les credo de l’ancien et renoncé à ses pratiques pour faire exactement l’inverse.
Le nouveau Kadhafi n’est plus arabe mais africain ; il n’aide pas les opposants mais conforte les pouvoirs établis ; il combat le terrorisme au lieu de le pratiquer et de l’encourager.
Et last but not least : il a accepté de reconnaître ceux de ses crimes qui ont coûté la vie à quatre centaines d’Européens et d’Américains, dont il indemnise grassement les héritiers ; il s’est même résigné à livrer ses propres agents à la justice internationale.
Au début de ce siècle, il a fait un gigantesque pas de plus : il a remis ses armes de destruction massive, chèrement payées, à l’ennemi anglo-américain d’hier avec, suprême trahison, la liste de ceux qui les lui ont procurées
En même temps que le monde changeait de siècle, Kadhafi, sans jamais le reconnaître, changeait de camp. Contre la garantie euro-américaine de le laisser, lui et les siens, accaparer tous les pouvoirs en Libye, de ne plus rien faire contre lui. Et de l’accepter comme partenaire.

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La prise est si belle, les promesses de contrats pétroliers, d’achats d’armes, d’avions, civils et militaires, sont si nombreuses et variées que, sans vergogne, tout ce que l’Europe compte de ministres importants, de présidents et de chefs de gouvernement font le pèlerinage de Tripoli, où certains se sont déjà rendus deux, trois ou quatre fois. C’est la manière choisie par les Européens de payer le « retournement » du « Guide », dont ils connaissent la vanité.
Regardez le récapitulatif ci-dessus. Quel autre pays, quel autre ex-terroriste peut aligner un « tableau de chasse » aussi riche et aussi varié ? Le président Nicolas Sarkozy, dont la visite est annoncée, et Condoleezza Rice compléteront la liste.
Selon les Libyens – mais ne prennent-ils pas leurs désirs pour des réalités -, George W. Bush lui-même ne terminera pas son mandat sans avoir rendu visite au « Guide »…

Sauf accident, Mouammar Kadhafi fêtera le 1er septembre 2009 ses quarante ans de pouvoir quasi absolu sur un vaste pays (1,7 million de km²), mais peu peuplé (6 millions d’habitants). Grâce au pétrole, le revenu est de l’ordre de 8 000 dollars/an par habitant, en moyenne.
Sa personnalité hors norme, les ressources pétrolières de son pays et sa place au cur de la Méditerranée auront fait de Kadhafi un personnage mondialement connu et très courtisé.
Mais, sous son long règne, les Libyens n’auront été ni bien éduqués, ni bien soignés, ni même convenablement logés. En trente-huit ans, le sous-sol du pays a fourni au régime de Kadhafi près de 1 000 milliards de dollars ! Ils auront été, pour une grande partie, gaspillés, pour la gloriole et les fantasmes d’un seul homme plus doué pour le mal que pour le bien.
Pas pour le vrai développement d’un peuple dont le « Guide » a préféré le rêve à la réalité, les mauvais chemins à la bonne voie.

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*Sept garçons et une fille.

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