Business de l’horreur

Depuis avril 2004, quelque cinq mille personnes ont été enlevées et, parfois, sauvagement assassinées par des groupes dont les mobiles sont souvent plus crapuleux que politiques ou religieux.

Publié le 22 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Les premières atteintes du mal remontent à avril 2004. En un an, plus de deux cents ressortissants étrangers ont été enlevés en Irak. Et aussi près de cinq mille Irakiens. Leur sort ne fait pas l’objet du même traitement médiatique en Occident, mais il effraie suffisamment les familles pour qu’elles se terrent chez elles. Pour le colonel Faisel Ali, responsable à Bagdad d’un bureau de lutte contre ce fléau au sein de la brigade criminelle, les prises d’otages sont devenues « le problème numéro un de l’Irak ». Avec les attentats, elles contribuent à créer un climat d’insécurité et d’anarchie au moment où le pays tente de faire fonctionner ses nouvelles institutions et de reconstruire son économie.
Le phénomène a pris une telle ampleur que l’on parle désormais d’une « industrie du rapt ». Ce business est en réalité multiforme. Il n’a le plus souvent d’autre but que lucratif, mais il recouvre parfois d’obscures vendettas tribales ou familiales – l’occasion est belle de régler de vieux comptes… – ou s’accompagne de revendications « politiques » plus ou moins élaborées qui, à l’occasion, peuvent déboucher sur des actes aussi gratuits que barbares. On a cru identifier le Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui sur une vidéo où il parade avec des comparses, un couteau de boucher à la main, avant de décapiter l’Américain Eugene Armstrong. Depuis, il a été nommé par Oussama Ben Laden « émir » d’al-Qaïda pour la Mésopotamie…
Mais, dans ce pays ruiné par des années de dictature, d’embargo et de guerres, où les repères sont perdus et où traînent (et, parfois, se côtoient) anciens officiers baasistes renvoyés de l’armée et prisonniers de droit commun amnistiés par Saddam Hussein peu avant le déclenchement du second conflit, l’objectif est d’abord et avant tout de gagner de l’argent. Par tous les moyens. Ceux que l’on enlève pour leur extorquer une rançon sont, le plus souvent, des notables irakiens : médecins, universitaires, riches marchands ou membres de clans influents – et leurs enfants – sont particulièrement exposés au danger. Mais, dans cette foire aux otages, on trouve aussi des hommes d’affaires étrangers, comme Kahraman Sadikoglu, le magnat turc des chantiers navals, libéré au mois de février après le versement par sa famille d’une rançon de 500 000 dollars. Plusieurs Occidentaux auraient recouvré la liberté en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes, ce que nient, bien sûr, les dirigeants des pays concernés. Ce serait le cas pour Simona Pari et Simona Torretta, deux Italiennes qui travaillaient pour une organisation humanitaire (1 million de dollars), ou pour leur compatriote Giuliana Sgrena, journaliste au quotidien Il Manifesto.
Le prix d’une vie est variable (de quelques centaines à un demi-million de dollars) et négociable, les étrangers étant les plus « cotés ». Sans garantie que l’otage (dont il arrive qu’un doigt ou une oreille soit aimablement envoyé à sa famille) soit libéré après le versement de la rançon. Hassan, un Bagdadi de 45 ans, raconte que les siens, pourtant informés qu’il subissait des tortures, ont négocié pendant plusieurs jours le montant de sa rançon. Plutôt que d’en nourrir de l’amertume, il s’estime heureux de ne pas avoir été exécuté après le paiement : « Vous avez de la chance quand vous tombez sur des ravisseurs qui ne sont pas des tueurs », résume-t-il, fataliste. Ce même fatalisme, s’ajoutant à la peur de sanglantes représailles, dissuade la plupart des victimes irakiennes de porter plainte. L’État de droit ne se construit pas en un jour…
D’autant que, dans le climat d’anarchie ambiant, il est bien difficile de distinguer le simple brigandage de l’opération politique, qu’elle émane de nostalgiques du régime baasiste ou de djihadistes exaltés. Il n’est d’ailleurs pas rare que ces différents groupes se partagent le travail, des repris de justice se chargeant des enlèvements, puis revendant leurs prises à des groupes islamistes extrémistes, le plus souvent sunnites, ou à d’anciens agents des services de Saddam Hussein, les Moukhabarat.
C’est avec les Irakiens que les ravisseurs se montrent le plus féroces. Les « collaborateurs », qu’ils soient membres de la nouvelle police ou de la nouvelle armée irakiennes, employés sur des bases de la coalition ou travaillant pour des entreprises étrangères, sont sauvagement assassinés. C’est également le cas des Kurdes, des Turkmènes et des chiites, victimes de groupes sunnites salafistes qui cherchent à attiser les haines intercommunautaires. Le 20 avril, par exemple, la prise d’otages de Madaïen (au sud de Bagdad) a sans doute connu une issue tragique : la cinquantaine de corps repêchés dans le Tigre seraient ceux de chiites capturés par des insurgés sunnites. Quoi qu’il en soit, le fameux « Triangle sunnite » reste la zone de tous les dangers. Les étrangers ne sont pas pour autant épargnés, notamment par les groupes proches d’al-Qaïda – les sinistres Tawid wal Djihad (Unification et guerre sainte) de Zarqaoui, l’Armée islamique en Irak ou, dans le Nord, Ansar al-Islam et Ansar al-Sunna -, qui tous réclament le départ des troupes de la coalition et/ou des firmes étrangères. Au Kurdistan irakien, plusieurs entreprises du bâtiment et sociétés de transport turques ont cédé pour sauver la vie de leurs employés. Les camionneurs turcs payent pourtant un lourd tribut à cette guerre larvée (plus de 80 morts à ce jour).
En juillet 2004, les Philippines ont même retiré leurs troupes (très peu nombreuses, il est vrai) d’Irak pour sauver l’un de leurs ressortissants. Officiellement, les États-Unis et les autres pays membres de la coalition (Royaume-Uni, Italie, Australie, Corée du Sud, Japon, Bulgarie, Roumanie, Pologne, etc.), se refusent à négocier, du moins sous la pression, mais s’y résolvent parfois en coulisses, sans garantie de succès. On se souvient des exécutions atroces (par décapitation, égorgement ou par balle), des Italiens Fabrizio Quattrocchi, Enzo Baldoni et Salvatore Santoro, des Américains Nicholas Berg, Jack Hensley et Eugene Armstrong, du Britannique Kenneth Bigley ou du Sud-Coréen Kim Sun-il… Et du meurtre, en octobre 2004, de la Britannique (mariée à un Irakien) Margaret Hassan, responsable de l’ONG Care, qui avait consacré sa vie à la population irakienne…
D’autres civils étrangers ont été décapités alors que leurs pays n’ont jamais envoyé le moindre soldat en Irak : douze Népalais, plusieurs Turcs… Au total, une quarantaine d’otages étrangers ont été exécutés. Pour la circonstance, certains avaient été revêtus de tuniques orange – macabre clin d’oeil à la tenue des prisonniers présumés membres d’al-Qaïda détenus par les Américains sur la base de Guantánamo.
Qu’ils soient assassinés ou – c’est heureusement le cas le plus fréquent – libérés après plusieurs jours ou mois de détention, ces étrangers ont peu de points communs si ce n’est qu’ils travaillent en Irak. Ils sont journalistes, camionneurs, hommes d’affaires, agents de sécurité, diplomates, traducteurs, employés d’organisations humanitaires, ingénieurs ou militaires… Leur nationalité ? Indifférente. Car les Occidentaux n’ont pas le monopole du malheur : Indiens, Pakistanais, Bangladais, Sri Lankais, Indonésiens, Chinois, Iraniens, Égyptiens, Libanais, Jordaniens ou Kényans ont eux aussi vécu les affres de l’enlèvement.
Si les États se démènent pour tenter de les soustraire aux griffes de leurs geôliers, la mobilisation internationale – celle des médias, de l’opinion, et même, en France, celle de la communauté musulmane – contribue parfois à leur libération. Ce fut notamment le cas pour les « deux Simona » italiennes et pour plusieurs journalistes (Giuliana Sgrena, les Français Christian Chesnot et Georges Malbrunot). Bien d’autres, hélas ! attendent toujours la fin de leur calvaire, qu’ils soient étrangers (comme Florence Aubenas, la journaliste du quotidien français Libération détenue depuis le 5 janvier avec son interprète) ou Irakiens. Pour le gouvernement d’Ibrahim Jaafari, la « mère de toutes les batailles » sera, sans conteste, celle de la sécurité.

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