Entre ciel et enfer

Dans Paradise Now, deux jeunes Palestiniens ont décidé de commettre un attentat-suicide en Israël. Un film réussi, sans parti pris.

Publié le 22 janvier 2006 Lecture : 3 minutes.

Un tabou est-il tombé au cur de la citadelle pro-israélienne qu’est Hollywood ? Le film palestinien Paradise Now vient en effet d’obtenir le Golden Globe du meilleur film étranger. Hany Abu-Assad y montre les dernières vingt-quatre heures de la vie de deux kamikazes. En évitant les écueils de la propagande, il rend sa dimension humaine à une tragédie biblique.

Voici une scène clé du film : le candidat kamikaze, brandissant un fusil d’assaut, est en train d’enregistrer la vidéo qui sera diffusée après sa mort. Il lit un texte écrit par ses chefs, une proclamation bien argumentée sur l’impasse du conflit israélo-palestinien, sur la vie impossible dans les villes et les camps de Cisjordanie, sur le sens de son sacrifice… Soudain, il s’interrompt et glisse cette phrase incroyable : « À propos, maman, n’oublie pas d’acheter le filtre à eau. » Et de préciser, devant ses camarades médusés, la marque du filtre à eau en question. Le jeune homme venait de se rendre compte qu’il n’aurait plus jamais l’occasion de parler à sa mère. Il fallait donc, par vidéo interposée, lui rappeler la chose la plus importante à ce moment-là : le filtre Scène burlesque, qui provoque une rafale de rires un peu gênés dans la salle. Mais que signifie cet intermède comique ? L’eau serait-elle plus précieuse que la vie ? Oui et non. En fait, tout est plus précieux que la vie, car celle-ci, dans une ville assiégée par l’armée israélienne où à chaque moment une balle peut vous faucher, n’a aucune valeur. Le chômage, l’enfermement, le couvre-feu, l’humiliation rituelle aux check points, tout cela rend l’existence impossible.
Une autre interprétation de la scène serait que le jeune homme n’a pas pleinement conscience du fait qu’il vit ses dernières vingt-quatre heures. D’autres indices sembleront aussi indiquer cette piste. Peu importe : l’art de l’auteur de Paradise Now est justement de ne rien forcer. Que le spectateur se fasse lui-même son idée.
C’est pourquoi ce film est si réussi. On va le voir avec appréhension – sera-ce une apologie de l’attentat-suicide ou sa condamnation sans appel ? – et on en sort troublé, profondément touché. Certains Israéliens ont même avoué avoir éprouvé une certaine sympathie pour les kamikazes palestiniens Une telle vie dans une Naplouse sale, poussiéreuse, cernée par l’armée israélienne, sans aucune perspective d’avenir, les aurait peut-être amené à préférer la mort. Ce sentiment est renforcé par l’habileté avec laquelle Abu-Assad filme d’abord la ville palestinienne sous divers angles, avant de montrer Tel-Aviv, qui n’est qu’à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau. Le choc est phénoménal. On passe de Calcutta à Manhattan, d’un Orient écrasé et humilié à un Occident qui frise l’arrogance avec ses gratte-ciel, ses autoroutes, ses espaces verts soigneusement entretenus… Les Palestiniens déambulent dans ce monde, qui était leur pays il y a quelques décennies, comme des terriens sur la planète Mars.
Mais en même temps, ils se rendent bien compte – et le spectateur aussi – que ce sont des êtres humains qui habitent ce monde étrange. Et là encore, le film évite tout manichéisme. Une petite fille, qui fait partie d’un groupe de colons ultraorthodoxes, bavarde avec un chauffeur de bus. Elle porte un joli chapeau et une robe à fleurs. C’est assez pour que le kamikaze hésite, puis décide de ne pas monter dans ce bus-là…
Quant aux motivations des deux jeunes hommes, le spectateur découvre peu à peu qu’elles sont loin de la caricature qu’on en fait d’habitude (les soixante-dix vierges au Paradis, etc.). Le portrait psychologique se fait par petites touches jusqu’à rendre entièrement crédible le dénouement. Sans pouvoir atteindre au plus profond de l’âme humaine, tâche impossible, le film a le mérite immense de creuser bien au-delà de ce qui se fait d’habitude sur le sujet. Manipulation, fragilité personnelle, poids du passé, convictions parfois floues et parfois dures comme l’acier des armes pointées sur eux en permanence : comment épuiser tout ce qui conduit un homme à actionner le détonateur de sa ceinture d’explosifs au milieu d’un autobus ? Avoir passé une heure et demie avec les deux amis soulève un coin du voile, mais beaucoup reste dans l’ombre. Les acteurs, la réalisation, les dialogues, tout concourt à maintenir le film dans les limites du questionnement. À vous de voir.

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