Louis Michel

Le nouveau commissaire au Développement est entré en fonctions le 22 novembre. Il compte dynamiser la coopération avec le continent.

Publié le 21 novembre 2004 Lecture : 11 minutes.

Louis Michel, l’ancien ministre belge des Affaires étrangères, aura attendu un mois de plus que prévu avant de s’installer dans le fauteuil de commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire – un poste qu’il a désiré et obtenu. Si les eurodéputés avaient sévèrement critiqué certains choix du président de la Commission, José Manuel Barroso (voir J.A.I n° 2288), l’audition de Louis Michel devant le Parlement de Strasbourg s’était, elle, plutôt bien passée.
Le 18 novembre, le Parlement a enfin donné son feu vert à la Commission remaniée. Louis Michel devait donc prendre ses fonctions le 22. Après avoir redonné du souffle à la diplomatie belge, sera-t-il le « monsieur Afrique » de l’Europe ? L’homme ne refuserait probablement pas ce surnom. S’il se sent plus proche de l’Afrique centrale (au point, parfois, de faire un lapsus en parlant de la « sous-région » alors qu’il évoque le continent), il a bien l’intention d’élargir son champ de compétences. Et souhaite que l’Europe opère une « refocalisation sur l’Afrique ». À quelques jours de son entrée en fonctions, il nous a expliqué quelle était sa vision de la coopération européenne. Librement. Car malgré ses nouvelles attributions qui l’obligent désormais à plus de retenue, l’ex-diplomate n’a pas encore adopté le ton policé des fonctionnaires européens.

Jeune Afrique/L’Intelligent : à la lumière des événements de Côte d’Ivoire, où en sont les relations de l’Union européenne avec ce pays ? L’UE va-t-elle laisser la France gérer seule cette situation ?
Louis Michel : L’Union européenne ne laisse pas la France seule. Mais il est vrai qu’elle dispose, dans ce cas précis, de peu de moyens de coercition. Elle n’a pas de troupes disponibles à envoyer sur le terrain. Mais il est certain que si les accords de Marcoussis continuaient à ne pas être appliqués, elle serait en droit de prendre des sanctions, financières par exemple.

la suite après cette publicité

J.A.I. : Vous avez eu à gérer une grave crise en RD Congo en tant que ministre des Affaires étrangères de l’ancienne puissance coloniale. Quels sentiments vous inspire la crise ivoirienne ?
L.M. : La communauté internationale doit absolument faire pression sur les autorités ivoiriennes pour qu’elles respectent les accords signés. La France fait ce qu’elle a à faire. Jusqu’ici, elle assume très bien ses responsabilités comme son devoir de protection vis-à-vis de ses nationaux et de tous les ressortissants étrangers. Ce n’est pas facile.

J.A.I. : L’intervention du président sud-africain Thabo Mbeki est-elle utile ?
L.M. : Si l’Afrique du Sud ne s’impliquait pas, on le lui reprocherait. Je suis favorable à son implication en Afrique partout où c’est possible. Pretoria a un rôle particulier et exemplaire à jouer. Pour l’instant, il le remplit très bien. Thabo Mbeki est un grand médiateur.

J.A.I. : Il était justement en visite en Europe cette semaine…
L.M. : En effet. Il est le premier chef d’État africain à avoir rencontré le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et à s’être s’exprimé devant le nouveau Parlement européen. C’est un signe.

J.A.I. : Vous étiez apprécié comme ministre des Affaires étrangères. Pourquoi quittez-vous la politique belge ?
L.M. : Je ne l’ai pas quittée, et je ne le ferai jamais. Simplement, je ne serai plus actif dans ce domaine pendant les cinq prochaines années. J’ai toujours été très sensible aux programmes de développement, qui sont un élément majeur de la politique internationale. Et j’ai toujours été attentif à l’Afrique, la mauvaise conscience de la communauté internationale. Mon intérêt pour le continent a pesé lourd dans ma décision de me porter candidat au poste de commissaire au Développement. J’ai donc saisi l’opportunité de donner à mon action une envergure européenne avec des moyens européens.

la suite après cette publicité

J.A.I. : Certains eurodéputés pensent que votre portefeuille va passer au second plan, derrière celui des Affaires extérieures ou celui du Commerce…
L.M. : Cela signifierait que je suis totalement dénué d’ambition… ce qu’on n’a encore jamais osé dire de moi ! J’ai demandé la Coopération. Aucun autre portefeuille ne m’intéressait vraiment. Vous verrez : c’est un poste clé pour les années à venir. Il sera essentiel pour lutter contre le terrorisme de manière durable et pour aider les pays pauvres, qui sont des candidats tout désignés pour faire le lit – ou le jeu – des terroristes. En accroissant les moyens de la coopération, on humanisera la mondialisation.
Elle n’est certes pas un phénomène détestable, mais il faut la « domestiquer » et donner aux pays émergents les moyens de s’insérer dans le commerce mondial. Le Conseil économique et social des Nations unies devrait disposer d’un pouvoir de coercition, comme le Conseil de sécurité, et oeuvrer pour que le développement devienne un véritable paramètre de l’économie mondiale.

J.A.I. : La politique africaine s’élabore-t-elle aujourd’hui davantage à Bruxelles que dans les anciennes métropoles coloniales ?
L.M. : La politique africaine se fera de plus en plus en Afrique ! L’émergence de l’Union africaine (UA) comme dépositaire des intérêts communs du continent va donner une nouvelle orientation aux relations entre l’Afrique et l’Europe, et entre l’Afrique et le monde.
L’UA favorise un autre type de coopération. Jusque-là, elle était encore trop souvent vécue et perçue comme néocolonialiste ou paternaliste. C’est du passé. Je veux mettre un terme à cette conception. Certes, l’UE n’a pas commis systématiquement cette erreur, mais elle transparaît dans un certain nombre de politiques bilatérales, même si ce n’est pas toujours conscient…
Avec l’UA, nous pourrons développer une stratégie de partenariat fondée sur le respect mutuel et sur l’African Ownership. Il reviendra aux Africains eux-mêmes de définir leur stratégie, leurs intérêts communs, leurs programmes de développement. En contrepartie, ils auront une certaine obligation morale et politique à s’assumer complètement. Ils ne pourront pas prendre prétexte de l’Histoire pour justifier une mauvaise gouvernance ou certains échecs.

la suite après cette publicité

J.A.I. : Quel type d’aide allez-vous préconiser pour l’Afrique ? L’aide budgétaire, qui consiste à octroyer une somme globale, ou l’aide attribuée à des projets spécifiques ?
L.M. : Je suis fondamentalement favorable à l’aide budgétaire. Mais je connais les arguments de ses détracteurs : imperfections de la gestion par les États bénéficiaires, corruption…

J.A.I. : Et manque de transparence…
L.M. : Croyez-vous qu’elle est totale dans l’aide par programmes, aujourd’hui ?

J.A.I. : Quels sont les avantages de l’aide budgétaire ?
L.M. : Permettre à nos partenaires de reconstruire leurs États dans leurs fonctions régaliennes : la justice, l’administration, la santé, l’éducation, les infrastructures et l’environnement – qui doit être une priorité. D’abord, ce sont les Africains qui décident à quels projets ils affectent l’argent. Ensuite, ce type d’aide contribue à pérenniser le développement. Aujourd’hui, dans les projets ponctuels, on constate qu’une fois les opérateurs partis, quelques mois suffisent pour qu’il n’y ait quasiment plus trace du travail accompli. Il y a une formidable déperdition de moyens, d’énergie, d’intelligence, de solidarité, de générosité.

J.A.I. : Comment comptez-vous faire évoluer le fonctionnement de l’aide européenne ?
L.M. : Pour le moment, notre aide est essentiellement mise en oeuvre par les ONG. Je vais continuer à travailler avec elles. Elles ont atteint un grand degré de professionnalisme. Mais je voudrais voir toute une série de nouveaux partenaires devenir des acteurs à part entière de la coopération.

J.A.I. : Lesquels ?
L.M. : Les syndicats, les entreprises et les autorités locales des pays en développement et des pays européens. Ces dernières ont par ailleurs un rôle important à jouer dans la prise de conscience, par les plus riches, de leur responsabilité morale à l’égard des plus pauvres.
Qui, mieux que les syndicats, peut former les syndicalistes au dialogue social ? Qui, mieux que les entrepreneurs, peut expliquer ce que sont la gestion d’entreprise et le dialogue social aux entreprises des pays en développement ? De même, les autorités locales sont toutes désignées pour fournir à ces derniers une sorte de repère démocratique.

J.A.I. : Quel est le chantier prioritaire pour le développement de l’Afrique ?
L.M. : On assiste, non pas impuissants mais inertes, à un phénomène inquiétant : la désertification des campagnes. Avec son corollaire : l’afflux massif de populations vers les capitales et les grandes villes, qui deviennent ingérables.
J’aimerais qu’on mette à la disposition de l’Afrique un soutien logistique en matière d’aménagement du territoire. Il faut faire bourgeonner, au-delà de la capitale, de nouvelles villes, de nouveaux ensembles municipaux dans lesquels les paysans trouveront non seulement du travail, mais aussi des pharmacies, des médecins, des écoles, des centres de loisirs et de culture. Quand vous voyez Kinshasa – 6 à 7 millions d’habitants -, son réseau de transport ou d’égout, ce qui reste de ses écoles, de ses hôpitaux… Il n’y a pas de développement possible sans vrai projet d’aménagement du territoire fondé sur un découpage territorial volontariste. La collecte des eaux usagées, ce n’est pas un problème mineur : c’est essentiel !

J.A.I. : Mais, même dans le cas d’une aide budgétaire, il faut poser des conditions ?
L.M. : Bien sûr. Il y aura un suivi et différentes phases de financement. Si l’aide est dévoyée, le robinet se ferme. C’est aussi simple que cela. L’aide budgétaire est un formidable levier dans le cadre du dialogue politique. Vous pouvez dire aux autorités d’un pays : « On va vous donner un budget, mais nous aimerions, parallèlement, voir une amélioration en matière de droits de l’homme et de démocratie. » Un an après, on fait le point. Si l’effort a été insuffisant, on propose une nouvelle planification qui interviendra six mois plus tard. Et si, d’ici ce délai, l’évolution reste insuffisante, on suspend l’aide.

J.A.I. : Les sanctions ou les embargos appliqués par l’UE à certains pays peuvent-ils, en cas de blocage, résoudre les problèmes et contribuer à la bonne gouvernance ?
L.M. : Je ne vais pas, bille en tête, exposer ma position de façon tranchante. À la Commission, tout se règle collégialement. En revanche, je peux vous dire quelle est ma philosophie. Je n’ai jamais cru qu’un embargo pouvait jouer ce rôle, car il frappe davantage les populations que leurs dirigeants. Saddam Hussein n’a pas souffert de l’embargo, mais il l’a utilisé pour faire en sorte que son peuple haïsse l’Europe. Avant de sanctionner, il faut épuiser tous les moyens de la diplomatie.

J.A.I. : Et pour le Zimbabwe ?
L.M. : Je préfère ne pas trop en parler. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il est toujours préférable d’éviter de fermer le canal du dialogue politique.

J.A.I. : Où en sont les discussions de l’UE avec le Togo, pour la reprise de la coopération économique ?
L.M. : Le processus est bien engagé. Il n’y a pas encore eu de décision politique. J’essaierai de faire avancer les discussions. Mais là encore, cela reste une décision collégiale.

J.A.I. : Que pensez-vous de la situation en RD Congo ? Les élections pourront-elles avoir lieu ?
L.M. : Il faut accélérer les processus préélectoraux : le travail de la Commission, le problème de la nationalité, l’enregistrement des électeurs… Les Congolais ont réalisé des progrès substantiels ces derniers temps.

J.A.I. : Le recensement semble pourtant impossible à réaliser d’ici à l’an prochain…
L.M. : Le recensement est impossible, certes. Mais l’enregistrement des électeurs, lui, est tout à fait réalisable. Les Mozambicains y sont parvenus en très peu de temps. Pour la RD Congo, il suffit de mettre les moyens. Envoyer des observateurs enregistrer les électeurs dans les villages n’est pas une tâche insurmontable.

J.A.I. : L’UE mettra-t-elle plus de moyens au service de l’organisation de l’élection en RD Congo ?
L.M. : Le nécessaire sera fait. Mais les Congolais doivent respecter le calendrier électoral. Je ne transigerai pas là-dessus.

J.A.I. : Qu’en est-il du sommet Europe-Afrique qui n’a pas eu lieu à Lisbonne, en 2003 ?
L.M. : Je trouve très dommage qu’il ait été annulé, et je souhaite que cette initiative reprenne. Le collège des commissaires décidera, mais je dirai qu’il est essentiel qu’un tel sommet ait lieu.

J.A.I. : En 2005, vous serez en première ligne pour dresser le premier bilan des Objectifs du millénaire (ODM) définis en 2000. L’un d’entre eux consiste à affecter 0,7 % du PNB des pays européens à l’aide au développement. Où en est-on ?
L.M. : Individuellement, les États ne seront pas tous au même stade, mais, d’ores et déjà, avec 0, 39 % du PNB, l’Europe est en avance par rapport à la cible définie pour 2005, qui était de 0,32 %. Et nous devrions atteindre 0,42 % l’année prochaine. Je proposerai d’ailleurs de fixer un nouvel objectif pour 2009.

J.A.I. : Allez-vous devoir vous battre pour convaincre les pays d’Europe de l’Est, nouveaux membres de l’UE qui connaissent mal l’Afrique, de participer à cet effort ?
L.M. : Oui, je vais m’efforcer de leur faire prendre conscience de l’importance de cet enjeu. Je vais aussi miser sur leurs ONG. Mais ce n’est pas une critique à leur égard, car les Européens de l’Ouest ont encore beaucoup d’efforts à faire, eux aussi. L’idéal serait de pouvoir négocier avec chaque nouvel entrant un plan de route qui, chaque année, l’obligerait à se rapprocher de l’objectif de 0,7 % du PNB. Nous devons veiller à ce que l’argent que ces nouveaux membres consacrent au développement augmente progressivement. Tout en restant réaliste : ils ne peuvent pas du jour au lendemain se lancer dans la coopération avec l’Afrique.

J.A.I. : Que pensez-vous de l’entrée de la Turquie dans l’UE ?
L.M. : J’ai déjà donné mon avis.

J.A.I. : Vous pouvez le redonner ?
L.M. : Non, parce que c’était à l’époque où je pouvais parler librement ! Sérieusement, il faut éviter de faire peur. La Turquie est candidate, le Conseil des ministres européens statuera le 17 décembre. J’espère qu’il suivra l’avis de la Commission. J’ai toujours été un partisan de l’entrée de la Turquie pour de nombreuses raisons qui ne sont pas faciles à expliquer à l’opinion, j’en conviens. D’abord parce qu’on a accordé à la Turquie le statut de candidat. On n’autorise pas quelqu’un à venir chez soi pour, une fois qu’il est en route, le décommander lui disant qu’il a trop de bagages. Cela ne se fait pas. L’UE est une institution sérieuse qui doit assumer ses engagements. Cela étant, la Turquie doit savoir qu’elle ne bénéficiera pas d’un traitement de faveur. La question de son adhésion ne dépend plus tant de l’UE que d’elle-même. Le pays a prouvé, en cinquante ans, qu’il était capable d’accomplir des progrès colossaux. Ensuite – et on ne le dit jamais -, du temps de la guerre froide, Ankara était dans le bon camp, celui de la liberté. Enfin, méfions-nous des raisonnements qui pointent du doigt la religion. L’Europe n’est ni monoculturelle ni monoreligieuse. C’est même sa force et son plus grand potentiel d’avenir.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires