Pirates des temps modernes

Publié le 20 novembre 2005 Lecture : 3 minutes.

Samedi dernier, j’étais assis à la terrasse d’un café à Amsterdam lorsque trois jeunes gens – deux garçons et une fille – viennent s’asseoir à la table qui jouxte la mienne. Bien qu’ils parlent – un peu trop fort – en hollandais, je ne mets pas longtemps à me rendre compte qu’il s’agit de trois Marocains. Une question d’accent, même à peine perceptible.
Je me retourne discrètement oui, il s’agit bien de trois compatriotes. Les deux jeunes gens sont vêtus à la dernière mode, ils arborent une coupe de cheveux très élégante et, pour l’un d’eux, une discrète chaîne en or complète le tableau. La jeune fille porte aussi des vêtements très chic, et ses beaux cheveux noirs tombent en cascade sur ses épaules.
Je reviens à mes moutons, en l’occurrence ma tasse de café et la lecture du journal. Mais je ne peux pas longtemps me concentrer, car les trois Marocains parlent avec enthousiasme et le sujet de leur conversation m’intrigue : il s’agit de pirates.
Évidemment, quand on entend le mot « pirate », on pense tout de suite à L’Île au Trésor, on imagine d’affreux brigands borgnes prenant à l’abordage des navires chargés de marchandises. On croit voir le fameux drapeau fait d’un crâne et de deux os qui se croisent. On croit entendre la cadence des jambes de bois frappant le pont d’un galion chargé d’or. Mais en mieux écoutant – oui je sais, je n’aurais pas dû écouter la conversation d’autrui -, en mieux écoutant, donc, je me suis aperçu que le trio parlait en fait de piratage informatique.
Ils étaient très excités par la nouvelle qui se propageait dans la communauté marocaine de la ville, à savoir qu’un pirate informatique marocain – un hacker – avait été arrêté à Rabat, à la demande du FBI, parce qu’il avait pénétré par effraction dans des sites sensibles comme ceux du Congrès, du New York Times, etc. Al-Jazira a même déclaré que les hackers marocains étaient les meilleurs du monde, avec les Russes et les Brésiliens. Comment est-elle arrivée à cette conclusion, mystère. Mais on ne va pas s’arrêter à ces broutilles. Pour une fois que nous sommes champions du monde !
Du coup, la conversation commençait à devenir intéressante. En effet, ce qui m’a le plus frappé, c’est le sentiment de fierté qui semblait s’être emparé de mes trois compagnons d’exil. Ce jeune hacker, un certain Farid, était leur héros.
Il s’agit peut-être d’atavisme. Après tout, nous avons eu pendant longtemps à Salé une sorte de capitale de la piraterie, qui rivalisait avec Alger. Salé fut le fief des plus grands raïs – c’est ainsi qu’on nommait les chefs corsaires – qu’a connus l’histoire maritime du Maroc. Curieusement, l’un de ces raïs était un mercenaire hollandais qui fit fortune comme pirate à Salé puis prit tranquillement sa retraite, comme un paisible fonctionnaire. Il alla s’installer aux États-Unis. L’un de ses descendants n’était autre que le fameux acteur Humphrey Bogart. Le principal rôle du film Casablanca fut donc joué par le descendant d’un corsaire de Salé. Étonnant, non ?
Mais je m’égare. Je parlais du sentiment de fierté qui s’était emparé de mes trois voisins à l’idée qu’un hacker marocain mobilisait le FBI. Outre l’atavisme, il s’agit sans doute aussi d’une sorte de revanche. Depuis deux siècles, depuis que la Révolution industrielle commença en Angleterre, puis dans toute l’Europe, nous n’étions que des spectateurs. Les machines venaient d’ailleurs, de plus en plus perfectionnées. Nous, nous n’étions bons qu’à vendre notre blé, nos phosphates ou notre pétrole pour acquérir ces bidules qui font « pip ». Grâce à Farid, nous savons maintenant que nous sommes aussi capables de comprendre comment marchent ces bidules. Quelle meilleure preuve de notre maîtrise que de les bousiller ?
Je ne sais pas trop ce qui va advenir du jeune Farid. Mais en regardant les trois Marocains, à la table d’à côté, je fus pris d’un sentiment mitigé. Grâce à Farid, nous sommes fiers d’être marocains. Mais faut-il en revenir à la piraterie pour cela ?

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