Jours tranquilles à Bagdad

Publié le 20 février 2005 Lecture : 5 minutes.

Ancienne collaboratrice de Jeune Afrique/l’intelligent, Cécile Hennion a un jour quitté le calme du 57 bis, rue d’Auteuil, dans le 16 e arrondissement de Paris, pour s’en aller exercer son métier en free lance, dans ce monde arabe qui la fascine depuis toujours. Son itinéraire l’a conduite au plus près des hommes, au coeur de l’actualité la plus brûlante du moment, dans cette ville où les journalistes sont eux aussi devenus des proies : Bagdad. « J’ai beau être française, de parents français, de culture judéo-chrétienne (baptisée catholique)… depuis longtemps beaucoup me croient musulmane, orientale. Rien de surprenant : j’ai la peau mate, les cheveux bruns, le nez aquilin. Bref, le type arabe, comme on dit… », confie-t-elle. Mais cela ne suffit sans doute pas pour comprendre les Égyptiens, les Libanais, les Palestiniens, les Irakiens… : alors, elle a appris la langue, s’est frottée à l’histoire, à la religion. Elle a connu l’amitié, l’amour, la peur. Sans prétention, c’est cette expérience qu’elle raconte dans Ya benti ! Ma fille ! Itinéraires d’une jeune reporter en terre d’Islam. Extrait.

« Le restaurant préféré de Robert, comme de beaucoup de journalistes à Bagdad, c’est le Nabil Restaurant, tenu par Nabil, un Irakien chrétien. La précision est importante, car « chrétien » sous-entend « alcool », substance indispensable au moral et de plus en plus difficile à trouver, par ces temps de renouveau chiite en Irak. Chez Nabil, on peut boire du vin jordanien, par exemple, ou, beaucoup mieux, italien.
Après deux journées éprouvantes de travail à Bagdad, c’est donc logiquement au Nabil Restaurant que Robert propose de m’emmener. Pour l’occasion, je troque mes vêtements lourds de crasse, de sueur et de poussière pour une chemise propre. Aussi futile que cela puisse paraître, ce dîner, je l’attends comme une fête…
[…] Nous n’arriverons pas jusqu’au Nabil Restaurant. En cours de route, un fracas épouvantable nous fait stopper. À quelques rues devant nous, des explosions, des mugissements de klaxon, des hurlements, et des tac-a-tac-a-tac qui ne s’arrêtent plus. Derrière les bâtiments, s’échappe une fumée noire et grasse. Le tout dure peut-être une dizaine de minutes, mais elles paraissent interminables. Mohamed gare la voiture et nous courons en direction des flammes. Tout en cherchant ses carnets dans son sac, Robert crie : « À partir de maintenant, c’est moi qui commande. Si je te dis de t’arrêter, de reculer ou de courir, tu t’exécutes ! Pas de discussion, pas d’imprudence ! » À cet instant précis, j’ai la sensation de n’être qu’un corps physique extrêmement vulnérable. Mes neurones fonctionnent à une cadence délirante, partagés entre deux envies contradictoires : courir en sens inverse et savoir à tout prix ce qui s’est passé.
Nous sommes dans le district de Mansour, quartier animé, garni d’échoppes, encombré de passants et d’embouteillages à toute heure de la journée. Dans l’obscurité qui recouvre à présent la ville, le trafic a cessé. Devant le GI, gisent trois véhicules aux pare-brise criblés de balles et deux autres transformés en carcasses calcinées. Sur le sol, des bris de verre et du sang.
Tandis que nous nous mêlons à la foule, elle éclate, cette colère : dangereuse, douloureuse, avec des cris, des larmes, des gestes brusques, dans le plus grand désarroi. La gorge serrée par la fumée âcre autant que par le spectacle d’un morceau de chair rouge et molle étalé sur la chaussée, bousculée par les hommes qui m’encerclent, j’essaie de conserver la tête froide tout en notant leurs témoignages, leur prodiguant les pauvres formules de réconfort qui me viennent à l’esprit.
Ces gens ont toutes les raisons d’être en colère. Une heure plus tôt, des soldats américains, surgissant de cinq véhicules blindés, sont entrés de force dans une maison voisine. La maison de Rabi’a Mohamed el-Habib, probablement un cheikh, en tout cas un homme important dont les liens avec le clan Saddam sont connus. Excepté un garde, qui a été abattu, les soldats n’ont trouvé personne à l’intérieur. Mais pendant l’opération, aucun périmètre de sécurité n’a été établi, aucune mesure n’a été prise pour empêcher les voitures de circuler, pour protéger le voisinage.
Pris de panique sans doute, les soldats qui gardaient l’entrée de la maison ont fait feu sur le premier véhicule qui s’est engagé dans la rue, puis sur le deuxième qui arrivait dans la direction opposée. Deux adolescents qui couraient se mettre à l’abri ont été fusillés, et deux voitures ont explosé.
Une main m’attrape le bras et me tire. Un commerçant m’entraîne de l’autre côté de la route. Il veut me montrer l’impact d’une balle qui a perforé sa vitrine juste après avoir traversé le corps d’un adolescent : « Saddam d’accord, mais nos enfants ! Pourquoi ? » Il n’y a pas de tristesse dans sa voix, juste de la rage. « Ce que vous voyez ici se produit tous les jours à Bagdad. Et vous, les journalistes ? Où êtes-vous donc, dans ces moments-là ? Racontez donc un peu les calamités qui accablent le peuple irakien ! »
Les Américains espéraient-ils attraper Saddam Hussein ? Ou un de ses sbires ? Quelques jours avant la chute du régime, l’aviation américaine avait pilonné deux maisons, à ce même endroit, faisant seize morts, des civils… Ce soir, combien de victimes ?
De retour à la voiture, mauvaise surprise : Mohamed a disparu. Il n’en faut pas davantage pour qu’explose la tension que nous avions contenue devant le morceau de cervelle éclatée : « Où donc est passé cet imbécile ! Il le sait pourtant : ne jamais quitter la voiture ! Si, par malheur, ce petit con est parti chercher un sandwich, il est viré ! »
Mohamed n’était pas allé acheter un sandwich, il nous avait suivis de loin. Bouleversé par ce qu’il avait découvert, il avait ensuite cherché des témoins. Lui qui rechigne toujours à nous accompagner chez « les fous » avait pris des notes, relevé des noms, mené sa propre enquête. Sa démarche est tellement inattendue qu’il n’est évidemment plus question de le rabrouer. Il nous rejoint, hors d’haleine : « Yarmouk ! Il faut partir à Yarmouk ! Des blessés ont été emmenés là-bas, à l’hôpital Yarmouk ! »
À Yarmouk, règne une innommable pagaille et une forte odeur d’urine. Après une suite de couloirs encombrés de types en djellabas crasseuses, la tête bandée ou claudiquant, et une cavalcade de pleureuses hurlantes, nous parvenons jusqu’au médecin en charge. Celui-ci est grand, porte de petites lunettes et conserve un air soigné malgré le sang qui macule sa blouse. Il commence son compte rendu sur le ton posé du professionnel. Suite à la fusillade de Mansour, son établissement a recueilli quatre morts et deux blessés graves. Combien d’autres ont été dispersés dans les hôpitaux alentour ? Il l’ignore. Sans se départir de son calme, il poursuit d’une voix soudain glaciale : « Si un seul de ces Américains ose entrer dans cette salle, je le tue de mes propres mains ! Allez-le-leur dire pour éviter un malheur ! Ils n’ont même pas pris la peine de transporter les blessés. Ce sont des Irakiens de Mansour qui les ont amenés ici. » »

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© Anne Carrière Éditions

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