Pour en finir avec le terrorisme

Publié le 20 janvier 2008 Lecture : 9 minutes.

Que peut-on conclure de cette visite, si tardive, au Moyen-Orient, entreprise par le président américain du 9 au 16 janvier ?
De celui qui, tout au long de ses deux mandats, n’a rien osé de concret pour faire avancer le problème palestinien – sauf à répéter toujours qu’il veut deux États côte à côte -, que peut-on raisonnablement espérer à présent qu’il est sur le départ ? Seulement de belles paroles, pour prendre congé de ses amis israéliens, dont il pense sans doute qu’il a bien mérité ? En tout cas, il n’est pas sûr qu’il leur ait rendu les meilleurs services en acquiesçant, toujours, à leurs volontés.
Et de cette première et historique visite rendue au président de l’Autorité palestinienne, peut-on attendre, en plus des paroles et des poignées de main, des décisions sérieuses ? Les Palestiniens de Cisjordanie, pas plus que ceux de Gaza, ne se laisseront payer de mots ou de sourires ; ils sont parmi les plus politisés de la région, et les plus durs à manier.
Faudra-t-il donc attendre la prochaine présidence pour savoir si une attitude responsable – et « productive » – peut encore être espérée du côté américain ? D’ici là, la région devrait-elle alors continuer à être ballottée entre illusions et nouveaux malheurs ?
Aussi n’est-il pas indifférent de rappeler, à l’intention de l’actuel comme du prochain locataire de la Maison Blanche – mais aussi de ceux qui, à travers le G8, gouvernent effectivement le monde -, ce que les peuples de la région espèrent encore et attendent brûlant d’impatience.

Il est de bon ton aujourd’hui de mettre sur le compte de la guerre entre civilisations toutes les violences qui secouent le monde. C’est une explication un peu courte, souvent intéressée et même chafouine, car elle méconnaît sciemment les réelles confluences entre civilisations. Quelque contrastées qu’elles soient parfois, les religions qui en sont les pivots s’accordent sur des valeurs fondamentales qui devraient rapprocher les peuples et tisser entre eux des liens de solidarité.
Non, ce ne sont pas les civilisations qui sont en conflit, mais les politiques qui s’y appuient, avec des objectifs qui ne sont pas toujours charitables. Il faut donc chercher les causes des situations conflictuelles qui déchirent le monde arabe là où elles se trouvent, dans les problèmes dramatiques auxquels sont confrontées certaines de ses populations, sous les regards blasés de ce qu’on appelle toujours « la communauté internationale ».
Parmi les drames endurés par ces populations, celui des « chrétiens d’Orient » est sans doute un des plus émouvants. Certains commentateurs – adeptes des thèses sur le conflit entre la civilisation occidentale et l’islam – insistent sur les méfaits des mouvements islamistes qu’ils identifieraient volontiers avec l’islam lui-même. J’ai des amis parmi ces chrétiens d’Orient, dont quelques-uns me sont très proches. Je sais que leurs jugements sont plus nuancés – à l’instar du fondateur de ce qui fut d’abord, à l’origine, un courant d’idées politico-culturelles : le Bath.
Pour eux et pour tous ceux qui se sentent interpellés dans leurs consciences par les tragédies du Moyen-Orient, je voudrais développer ici une réflexion dont j’espère qu’elle mettra en évidence les racines du mal.
Je déplore personnellement – et beaucoup de musulmans sont dans mon cas – que les sociétés de nos deux régions arabes, le Maghreb et le Moyen-Orient, n’aient pas su, comme jadis leurs aïeux, tirer un meilleur parti de la présence, en leur sein, de nombreux juifs et chrétiens qui auraient pu être un trait d’union naturel avec l’Occident moderne.
Je regrette que les sociétés moyen-orientales, aujourd’hui subjuguées par le modèle européen, se soient, pour certaines d’entre elles, résignées à une sorte de dichotomie culturelle et sociale entre musulmans et chrétiens, ce qui les a privées d’une précieuse contribution endogène, pour renouveler des structures vermoulues et dynamiser des mentalités bloquées – principales sources d’échec de toutes les tentatives de renouveau.
Je regrette de même – et je l’ai dit dans certains de mes écrits – que nos juifs d’Afrique du Nord se soient, pour la plupart, sentis obligés de se comporter, pendant la période coloniale, de manière à se démarquer du reste des populations autochtones. En s’intégrant, culturellement et socialement, dans la colonisation, ils ont, le moment venu, découragé toute velléité de leur conférer un rôle efficient dans la construction des économies de l’indépendance.

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On a beau jeu, aujourd’hui, de tenir pour méprisable le statut des chrétiens et des juifs dans nos sociétés, avant la période coloniale. La « dhimmitude » – ainsi appelée, malicieusement, pour faire rimer avec servitude – est présentée à l’opinion occidentale comme une condition avilissante. On se réfère uniquement au modèle ottoman, pour faire croire qu’il représente l’archétype islamique. On passe sous silence ce qu’était ce statut pendant des siècles. On ne dit mot du sens du terme « dhimmi » – qui signifie bénéficiaire d’un pacte d’alliance, garantissant la sécurité des personnes et des biens, ainsi qu’une liberté totale de culte. Aucune référence aux propos du fondateur de ce statut, qui mettait énergiquement en garde contre toute atteinte portée à la dignité de ces « alliés ». Quant à l’impôt auquel ceux-ci étaient assujettis, c’était l’équivalent de la contribution au budget de l’État et aux besoins sociaux versée par n’importe quel membre de la société islamique.
On occulte, enfin, une vérité essentielle, à savoir que ce modèle d’accueil des non-musulmans représentait, à l’époque, une avancée considérable par rapport à la condition réservée aux étrangers – « les Barbares » – par les sociétés romaines et grecques.

Il est vrai que le statut de dhimmi a connu, depuis la décadence de nos sociétés, de graves altérations. Mais, pendant la période d’or de la civilisation islamique, juifs et chrétiens jouissaient de la même sécurité que les musulmans, avaient droit à une respectabilité sociale entière, et pouvaient accéder à de hautes fonctions officielles. Ceux qui voudraient en savoir plus peuvent lire les livres – admirablement écrits – du grand historien Évariste Lévi-Provençal sur l’Espagne musulmane. Ils verront que le modèle andalou, dans son dynamisme et ses valeurs, préfigurait les sociétés européennes actuelles.
À la Reconquista, ce sont les chrétiens qui chassèrent d’Espagne, indistinctement, musulmans et juifs, tous ceux qui refusaient de se convertir au catholicisme. Et ce sont des pays musulmans qui accueillirent ces derniers.
Le problème n’est donc pas dans l’islam, ni dans les valeurs qu’il enseigne. Ce sont des facteurs exogènes qui vont altérer les sociétés musulmanes dans leur comportement et jusque dans les valeurs cardinales aux yeux de l’islam.
En tête de ces facteurs, il faut mettre les invasions sauvages qui ont bouleversé ces sociétés de fond en comble, ont cassé leur système de valeurs et ont provoqué de proche en proche le reflux culturel et le déclin de la civilisation.
Cette décadence va, plus tard, rendre plus facile la colonisation de la plupart des pays musulmans – colonisation qui ne pouvait être qu’un asservissement, contrairement à certaines proclamations grandiloquentes, sans fondement, ni dans les intentions ni dans les comportements des acteurs de l’époque.
C’est sous les effets conjugués de cette décadence culturelle et sociale et de cet avilissement moral que nos sociétés musulmanes se sont abâtardies de manière indigne.
Le réveil de la fibre nationale et les combats pour l’indépendance – favorisés, a contrario, par l’acculturation imposée par l’administration coloniale – vont provoquer des sursauts de conscience et une objectivation de « la relation de maître à esclave », instaurée par la colonisation, en une opposition culturelle, doublée d’une revendication de dignité – offensée à des niveaux multiples, blessée au tréfonds de la conscience collective : l’appartenance religieuse.
Pour paraphraser une formule célèbre, la chrétienté n’a pas le monopole de l’amour ; les peuples musulmans n’ont pas l’exclusivité de la violence. C’est l’Histoire – par ses accidents imprévisibles et ses brusques retournements – qui a aiguisé l’appétit féroce des colons, pour ensuite, en une reconquista inverse, dresser les peuples colonisés contre des empires qui n’ont jamais été conçus comme une uvre de bienfaisance, « pour les civiliser ».
Mais ce qui est nouveau, depuis la deuxième moitié du XXe siècle – et qui aura de graves répercussions jusqu’à aujourd’hui -, c’est que tous les facteurs exogènes – auxquels il a été fait allusion et qui ont brisé la colonne vertébrale du monde islamique – vont être démultipliés par les contrecoups de la tragédie palestinienne. Creuset de tous les ressentiments des peuples de la région, parce que cause d’échecs répétés qui alimentent l’énergie du désespoir – le vrai détonateur du terrorisme -, cette tragédie va être vécue en direct, par toutes les sociétés du Machreq et du Maghreb, comme la leur, comme un destin commun voué à l’échec et à la faillite. Il en résulte, à des degrés divers, un psychodrame incessant, une crise chronique de « conscience malheureuse », qu’aucun leadership arabe ou musulman n’a pu maîtriser.

Ma conviction profonde est que cette crise de mal-être n’est qu’en apparence tournée vers l’extérieur, vers l’étranger – contre « l’Occident ennemi ». Elle est d’abord une crise intérieure, un déficit de dignité, sur fond de doute de soi et de désespérance. Une crise existentielle, en somme, qui produit une angoisse souvent muée en violence.
Tous les plans tirés sur la comète pour maîtriser un terrorisme qui a sa source dans ce psychodrame sont vains. Et toute médecine ou chirurgie sera encore plus grave que le mal. Il faut un new deal qui remette de l’ordre dans une région profondément désespérée, durement séismée.
Aujourd’hui, le monde entier s’achemine inexorablement, à grands pas, vers une civilisation planétaire. Nul doute n’est permis à ce sujet. Les violences actuelles ne sont que les voyants – que dis-je, les secousses telluriques – qui indiquent l’existence d’anomalies dans ce processus : des déséquilibres, des injustices, des violences douces, d’ordre culturel, politique ou économique, s’accompagnant, parfois et souvent, de violences militaires qui provoquent des ripostes plus ou moins violentes ; le tout mettant inévitablement en danger la sécurité des sociétés et la stabilité des États.

Toute autre lecture de ces soubresauts funestes serait mauvaise, fautive, tragique. Les stratèges intellectuels font une telle lecture, qui pousse le monde à un clash planétaire où la civilisation de l’universel ne peut que s’effondrer.
Ce dont le monde civilisé a besoin aujourd’hui, c’est de corriger ses déséquilibres douloureux. Il lui faut se défaire de la vieille mentalité impériale qui donne à une minorité, puissante par l’intelligence, le droit de commander, seule, sans recours, sans appel.
Penser un projet d’une telle ampleur, le proposer de manière crédible, voilà ce qu’on doit attendre de l’Union méditerranéenne, comme préalable à tous les projets de coopération auxquels faisait, à juste titre, allusion le président français.
L’Union européenne, l’Union maghrébine et la Ligue arabe devraient être invitées, dès la prochaine réunion euro-méditerranéenne de Paris, à unir leurs efforts, pour se mettre d’accord non sur des principes, qui sont aujourd’hui connus, mais sur des décisions concrètes, à proposer au G8, qui soient susceptibles de redonner un vrai espoir aux peuples de la région – et bien sûr à ceux-là qui, croyant lutter pour une juste cause, risquent d’en être seulement les fossoyeurs.
Un tel ordre international nouveau ne pourrait être que bénéfique pour l’ensemble de la planète. Il amortirait, pour toute l’humanité, les chocs éventuels que laisse présager la magique, et combien redoutable, civilisation du virtuel.

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