Néomaccarthysme

Publié le 19 décembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Le second mandat de l’actuel président des États-Unis commence dans un mois environ. George W. Bush sait qu’il est pour quatre ans le maître des États-Unis et du monde et, tout l’indique, il a décidé de montrer ses muscles et ceux de son pays, de faire tout ce que son pouvoir lui permet de faire.
C’est Dieu qui l’a élu et l’a investi de sa Haute Mission : mettre de l’ordre aux États-Unis et sur l’ensemble de la planète Terre, châtier les forces du Mal et récompenser celles du Bien.
Au lendemain du 11 septembre 2001, George W. Bush avait déclaré : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont avec les terroristes », et beaucoup avaient alors mal accueilli ces propos, ce qui n’a pas empêché leur auteur de faire comme s’ils n’étaient pas outranciers.
Réélu haut la main le 2 novembre, le même George W. Bush s’est senti pousser des ailes et prévient qu’il va donner un tour de vis supplémentaire.
Le mot d’ordre de son second mandat sera donc : ceux qui ne sont pas avec nous sans réserve sont contre nous. Ceux qui ne sont pas totalement inféodés sont… des ennemis et seront traités comme tels.

Leonid Brejnev, le dirigeant soviétique de sinistre mémoire, avait formulé, dans les années 1970, la doctrine qui porte son nom, dite de la souveraineté limitée, et qu’il a imposée aux satellites de l’URSS. George W. Bush, lui, va imposer une doctrine plus dure encore à l’ensemble des pays du monde, ainsi qu’aux dirigeants des grandes institutions internationales, à commencer par celui des Nations unies (voir pages 28-34 l’enquête de François Soudan sur le sort réservé au secrétaire général Kofi Annan, et, accessoirement, au directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Mohamed el-Baradei).

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En vérité, George W. Bush est en train de mettre en place, à l’intérieur comme à l’extérieur des États-Unis, un néomaccarthysme qui se manifeste de mille et une façons. En voici quelques exemples.
1. Le seul homme de l’administration Bush qui a fait preuve d’une certaine modération, Colin Powell, a été remercié sans façon, après avoir été utilisé sans vergogne.
Après son départ, le gouvernement américain ne comptera que des néoconservateurs pur sucre, réputés pour leur dogmatisme, apôtres de l’unilatéralisme et zélateurs de l’hégémonie américaine.
2. Pour bien montrer qu’il a eu raison contre ses critiques, Bush n’a pas estimé incongru ni choquant de décorer… George Tenet, ex-directeur de la CIA (il a dû démissionner de son poste), le général Tommy Franks, et Paul Bremer, le militaire et le civil maîtres d’oeuvre de la guerre d’Irak en 2003 et 2004.
Tenet, Franks et Bremer sont très précisément les trois Américains qui, avec Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, sont, aux yeux des meilleurs observateurs américains et mondiaux, les principaux responsables des très graves erreurs américaines en Irak.
Se payer le luxe de les décorer ne peut avoir qu’une signification. George W. Bush dit à ses nombreux critiques : « Aboyez tant que vous voulez, ma caravane passe. »

Nous sommes loin, très loin, du temps où l’un de ses prédécesseurs, le président John Kennedy, disait : « Il nous faut bien admettre que les États-Unis ne sont ni omnipotents ni omniscients, que nous ne représentons que 6 % de la population mondiale, que nous ne pouvons pas imposer notre volonté aux autres 94 % de l’humanité, que nous ne pouvons pas redresser tous les torts ni remédier à tous les malheurs, et qu’il ne peut donc y avoir une solution américaine à tous les problèmes du monde. »
George W. Bush, lui, a une solution américaine aux problèmes du Grand Moyen-Orient : pour le convertir à la démocratie, il commence par le faire diriger comme il l’entend par les hommes qu’il a choisis (ou adoubés) – et par en éliminer ceux qui résistent, ou seulement traînent les pieds.

– Du président de l’Égypte, il a le plus aisément du monde, semble-t-il, obtenu qu’il reprenne la coopération économique avec Israël, gelée depuis des années, et dise le contraire de ce qu’il a toujours soutenu, qu’« Ariel Sharon est… la meilleure chance des Palestiniens ! »
– Des Palestiniens, qu’ils négocient avec ce même Sharon, à ses conditions.
– Des Irakiens, qu’ils tiennent sans plus de délai leurs premières élections libres dans un pays occupé, où l’on ne peut pas circuler sans risque mortel ni, par conséquent, mener de vraie campagne électorale : l’important est que, dès le 30 janvier prochain, les hommes sélectionnés par l’Amérique soient au pouvoir et légitimés par un vote.
– De l’ONU, le maître de Washington et du monde a obtenu qu’elle se mouille, risque sa réputation et la vie de ses fonctionnaires pour donner sa caution à ces élections irakiennes.
– Le Pakistan et l’Afghanistan ? Leur problème est en principe réglé depuis 2002 : les dirigeants de ces deux pays ont toute latitude… de faire ce qu’on leur dit de faire.
– Reste la Syrie et l’Iran : leurs dirigeants ne se sont pas encore résignés à l’ordre israélo-américain auquel Bush et Sharon veulent soumettre la région. Il est probable qu’il faudra, dans les quatre ans, frapper les deux pays d’une manière ou d’une autre et changer leurs dirigeants.

Quid des responsables politiques qui se sont comportés en amis ? Blair, Berlusconi, Aznar, qui, lui, a déjà payé de son poste son soutien impopulaire à la politique (et à la personne) de George W. Bush, et quelques autres. On leur tapote les joues comme on le fait avec les enfants pour les encourager à continuer à se bien comporter, on leur prodigue en public des amabilités, on les reçoit chaque fois qu’ils le demandent… Mais on ne leur donne rien de plus que des bonnes paroles et des promesses dont on sait qu’on ne les tiendra pas.
Les décisions politiques majeures se prennent sans eux et en dehors d’eux.
Aucun d’eux n’a protesté, ni même murmuré. Alors pourquoi se gêner ?
Tel est, à la veille de 2005, le monde dans lequel nous allons vivre sous George W. Bush et – sauf imprévu – pendant quatre ans.
Y a-t-il tout de même un motif d’espoir ? Oui, si l’on en croit George Kennan.

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Vous avez peut-être oublié qui est Kennan : c’est le diplomate américain le plus âgé – il a 100 ans – et le plus prestigieux. En poste à Moscou au début de la guerre froide, il a défini le « containment », la doctrine qui a permis de contenir le communisme et de le faire disparaître sans guerre.
Mais Kennan était déjà en poste à Berlin du temps d’Adolf Hitler.
Interrogé il y a quelques semaines sur la politique menée par George W. Bush, ce vétéran a dit ceci, que je trouve frappé au coin du bon sens et que je vous livre pour finir sur une note d’espoir : « La puissance purement militaire, même dans ses plus grandes dimensions de supériorité, ne peut apporter que des succès à court terme. En poste à Berlin à l’apogée des succès militaires de Hitler, en 1941, j’ai essayé de persuader notre gouvernement que même si Hitler parvenait à asseoir sa domination militaire sur la totalité de l’Europe, il ne pourrait pas mettre en place une domination politique complète de longue durée.
Et nous ne parlions, alors, que de l’Europe !
Appliquée à la scène mondiale, cette conclusion est encore plus valable : je peux dire sans hésitation que cette planète ne sera jamais dirigée à partir d’un centre politique unique, quelle que soit sa puissance militaire. »

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