Bongo-Gbagbo : querelle de chefs

Le président ivoirien agresse sans finesse son homologue gabonais. Lequel rétorque sur le même ton. En filigrane de ce triste spectacle : les rapports exécrables entre Abidjan et Paris.

Publié le 19 juin 2005 Lecture : 3 minutes.

Depuis deux semaines, Abidjan et Libreville s’étripent à distance à coups de phrases assassines, un peu comme dans les années 1970 lorsque les huis clos des sommets de l’OUA étaient le théâtre de petits meurtres verbaux entre chefs d’État « laquais de l’impérialisme » pour les uns, « agents soviétiques » pour les autres. La responsabilité de cette polémique un peu piteuse revient cette fois au président ivoirien, Laurent Gbagbo, dont la saillie confiée le 6 juin au quotidien France Soir est désormais célèbre : « Le père Bongo veut donner des leçons, mais c’est un rigolo ! » Sommé de s’excuser ou de désavouer l’interview (ce qui aurait été difficile, puisqu’elle a été enregistrée et qu’il n’avait pas demandé à la relire, encore moins à l’amender, avant publication), Gbagbo persiste et signe. « Je ne commente pas mes propres propos, dit-il, le temps réglera tout cela. » Fureur à Libreville, où, après avoir fait donner le canon par son entourage sur le thème de l’« ingratitude » du président ivoirien, qui, hier, « nous mangeait dans la main », Omar Bongo Ondimba s’exprime publiquement le 12 juin face aux militants de son parti : « Je ne pouvais pas descendre plus bas que terre pour aller parler à Gbagbo. Je ne suis pas un rigolo, ni un donneur de leçons. Et puis, quand on va chez quelqu’un tous les jours, quand on vient lui demander des conseils, quand on le suit partout, cela signifie que Bongo est le plus fort. »
L’hypersensibilité des dirigeants africains par rapport à tout ce qui s’écrit sur eux est connue. Et il est probable qu’en réagissant à un entretien (au demeurant riche d’enseignements) publié dans un tabloïd en perte de vitesse, Bongo Ondimba ait cru avoir affaire au grand France Soir de sa jeunesse, alors que ce quotidien n’est plus que l’ombre de celui que dirigeait Pierre Lazareff. Mais sans doute, en toute hypothèse, le président gabonais, qui en a vu d’autres, aurait-il été mieux inspiré de « laisser filer » et de mettre ce coup de griffe sur le compte des dérapages dont son homologue ivoirien commence à être coutumier. À l’évidence, en effet, à travers Bongo Ondimba, ce sont Jacques Chirac et la France que visait Laurent Gbagbo. Le Gabonais n’est qu’une incise, une parenthèse, victime collatérale d’un coup de griffe parce qu’il est, aux yeux de l’Ivoirien, le symbole et l’instrument d’une Françafrique qu’il déteste désormais – tout comme Houphouët d’ailleurs, que Gbagbo qualifie au passage de « vieux roi africain ». La vraie cible, c’est Chirac : « Cet homme m’a beaucoup déçu ; on ne se cause plus depuis novembre 2004 », dit-il, avant d’accuser Paris d’avoir « soutenu une aventure de putschistes foireux », puis de conclure : « Nous ne pouvons pas nous condamner à avoir un partenaire unique. […] Il faut décoloniser les dirigeants français. »
Plus la perspective de l’élection présidentielle se rapproche, plus la posture nationale ivoirienne, antinéocoloniale et antichiraquienne du « camarade Laurent » risque de prendre le pas sur l’indéfinissable pragmatisme qui a longtemps été le sien en matière de relations avec l’extérieur. Brouillé avec la quasi-totalité de ses pairs d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, le président ivoirien a désormais comme alliés et compagnons de route des chefs d’État dont l’afro-nationalisme militant se rapproche de ses nouvelles convictions : Paul Kagamé, Mouammar Kadhafi, José Eduardo dos Santos, voire Robert Mugabe. Fera-t-il bientôt l’éloge de Sékou Touré ? Ce n’est pas exclu. Même son engagement religieux au sein de l’Église évangélique Foursquare alimente ce qui apparaît comme une rupture avec l’ancien colonisateur. Le protestantisme n’a-t-il pas été, un peu partout en AOF et en AEF, l’une des matrices des révoltes anticoloniales, alors que le catholicisme prêchait la soumission à l’ordre établi ?
L’essentiel est évidemment de savoir si cette rupture entre Gbagbo et la France est structurelle ou conjoncturelle. Très « Françafricain » lui aussi à sa manière, Laurent Gbagbo sait ce qu’il doit au gouvernement socialiste d’octobre 2000, qui pesa de tout son poids pour que la communauté internationale reconnaisse son élection « calamiteuse ». Mais il serait vain d’espérer un changement de majorité en France avant mai 2007, et d’ici là, les échéances ivoiriennes seront tombées. La guéguerre va donc continuer et, vraisemblablement, s’amplifier. Pour en saisir toutes les facettes à venir, sans doute Paris devra-t-il avoir recours à un thème avancé à plusieurs reprises par Laurent Gbagbo lui-même : celui du décalage culturel. On ne peut comprendre la réalité africaine, répète-t-il, avec les seuls outils de la rationalité occidentale. À méditer…

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