Au diable, la Star Academy !

Les islamistes ont atteint leur but : la version arabe de la célèbre émission de divertissement a disparu des programmes de la télé nationale.

Publié le 19 février 2006 Lecture : 6 minutes.

C’est une émission inspirée par chaytane, le diable, un divertissement qui incite à la débauche et au dévergondage, un programme qui porte atteinte aux bonnes murs et à la morale islamique. Il fallait donc le proscrire. Il aura suffi de trois semaines de pressions et de chantage pour que les islamistes obtiennent gain de cause. Deux mois donc après son lancement sur les écrans de la télévision nationale algérienne (ENTV), la version arabe de la Star Academy, officieusement rebaptisée Al-Akadimia, est rayée de la grille des programmes.
L’interdiction est passée inaperçue, elle s’est faite en douceur, sans bruit, s’indigne Omar Belhouchet, directeur du quotidien francophone El Watan, l’un des rares journaux à avoir révélé l’affaire. « Aujourd’hui, on interdit des émissions artistiques, demain c’est l’embrigadement de la société, au nom de l’islam, qu’on aura à subir », se lamente-t-il. Comment une émission de divertissement suivie quotidiennement par des millions d’Algériens en arrive-t-elle à subir les foudres de la censure ? Comment les islamistes s’y sont-ils pris pour faire plier le directeur de l’ENTV, pourtant réputé pour être proche du pouvoir ? Voici les dessous de l’affaire.
Vendredi 23 décembre 2005, la chaîne libanaise LBC (Lebanese Broadcasting Corporation) lance la troisième édition de l’émission Star Academy, une sorte de radio-crochet qui met en compétition dix-neuf jeunes filles et jeunes garçons originaires de Tunisie, d’Algérie, d’Arabie saoudite, de Jordanie, du Koweït, d’Égypte et du Liban. Calquée sur le modèle français, Star Ac’, comme on l’appelle couramment, a pour principal objectif de faire élire, grâce au vote du public, un chanteur ou une chanteuse au terme d’un concours qui va durer près de quatre mois. Outre la notoriété, l’heureux gagnant décroche un contrat pour la réalisation d’un premier album.
D’Amman à Rabat, en passant par Riyad, Le Caire, Tunis et Alger, le programme connaît un vrai succès populaire. Les téléspectateurs arabes s’enthousiasment pour les tours de chants de Rym, Mohamed, Walid, Hannaa et les autres candidats, qui vivent reclus dans une résidence de la banlieue de Beyrouth.
Pour la deuxième année consécutive, la direction de l’ENTV décide donc de diffuser Star Academy après avoir acquis les droits auprès de la chaîne LBC. Sponsorisée par l’opérateur téléphonique Djezzy et mise en boîte par Jeutel, société privée spécialisée dans la promotion des émissions de télévision, Star Academy est plébiscitée par les foyers algériens. Un « prime » quotidien d’une durée de vingt-quatre minutes, programmé avant le journal télévisé de 20 heures, ainsi qu’une émission de deux heures diffusée chaque vendredi soir suscitent la passion chez les jeunes et chez les moins jeunes. À l’instar des autres téléspectateurs du monde arabe, les Algériens se déchaînent sur leur téléphone portable pour bombarder LBC de SMS en faveur leur concitoyenne, Rym Ghazali. Celle-ci sera sauvée deux fois de suite grâce au vote du public. « Rym a comptabilisé 500 000 SMS uniquement en provenance d’Algérie, indique Mourad Ait Ouadia, le patron de Jeutel. Nous n’avons pas mesuré le nombre exact de téléspectateurs, mais je peux vous assurer qu’au moins 10 millions d’Algériens suivent le programme. »
Oui, mais voilà, Star Academy a aussi des détracteurs, qui vont mener une croisade pour éliminer « les germes du stupre » sur les écrans de l’ENTV et faire triompher l’ordre et la morale. Les adversaires de Star Ac’ ? Ils se recrutent chez les imams et les associations à caractère religieux, chez les étudiants en théologie et chez certains journalistes acquis à la mouvance islamiste, dans les rangs de l’Assemblée nationale et même dans ceux des ministres du Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas), membre de la coalition présidentielle. Et c’est Bouguerra Soltani, président du MSP et ministre d’État, qui va officiellement ouvrir le feu contre Star Academy. « Ce programme est contraire aux murs, us et traditions de la société algérienne. Il véhicule une culture qui n’est ni la nôtre ni celle du monde arabo-musulman », affirme-t-il.
Abderrazak Mokri, le numéro deux du MSP, y va lui aussi de son couplet : « La télévision algérienne est une télévision familiale. Un père ne peut pas regarder Star Academy en présence de sa fille. Cette émission qui véhicule une culture occidentalisée est une atteinte majeure et grave à la Constitution, qui interdit à tout établissement de l’État de faire véhiculer des programmes contraires à l’éthique et à la morale islamiques. C’est pour cette raison que nous avions exigé sa suppression. »
Mais que les islamistes reprochent-ils précisément à ce programme ? Les tenues vestimentaires des filles et des garçons seraient extrêmement légères, les discussions frivoles et vulgaires, et les comportements indécents, donc inacceptables. Faux, rétorque Mourad Ait Aoudia. « Nous recevons quarante-cinq minutes de LBC. Après visionnage, les tenues un peu trop déshabillées, les propos qui peuvent être choquants et les scènes jugées susceptibles de heurter la sensibilité du public sont, tout simplement, coupés. Au final, nous diffusions vingt-quatre minutes d’une émission clean et sobre. C’est un procès politique. »
Dans le courant du mois de janvier, donc, les caciques du MSP se réunissent pour débattre de la question : comment s’y prendre pour interdire cette émission ? Une campagne de sensibilisation sera menée dans certaines mosquées pour dénoncer son caractère « pornographique ». Un député du parti interpelle le chef du gouvernement et exige des explications sur ce programme qui « montre des danses avec des sous-vêtements dans des moments où toute la famille algérienne se trouve regroupée devant le petit écran ». Bouguerra Soltani demande au directeur de l’ENTV, Hamraoui Habib Chawki, de cesser de diffuser Star Academy en le désignant à la vindicte populaire. « Celui qui a acheté ce programme sera jugé par le peuple algérien », tonne le ministre d’État dans les colonnes d’El Watan.
La présidence de la République est saisie du dossier. Le DG de la télévision algérienne tente de défendre son programme : « Rappelez-vous qu’à un moment donné la musique raï était interdite d’antenne à la télévision algérienne. Maintenant, elle ne l’est plus. C’est grâce, entre autres, au raï et à des championnes comme Hassiba Boulmerka que l’Algérie, qui a traversé une mauvaise période, est restée debout. »
Début février, Star Academy disparaît de la grille. Qui a pris la décision ? Deux versions circulent. « Nous avons reçu un courrier de l’ENTV nous informant que la ligne éditoriale de l’émission ne convient plus à la télévision algérienne. De ce fait, le contrat est rompu », indique le patron de Jeutel. S’il se garde pour l’heure de s’épancher sur l’affaire – il promet des explications au cours d’une prochaine conférence de presse -, le DG de l’ENTV n’affirme pas moins assumer l’entière responsabilité du sabordage de Star Academy.
Pour les islamistes, la réponse est à chercher du côté d’El-Mouradia, le siège de la présidence. « La décision d’annuler la diffusion de Star Academy a été prise par le président de la République, car il a jugé que le programme égratignait l’identité nationale », annonce fièrement Bouguerra Soltani. La présidence n’a pas pour habitude de démentir ou de confirmer pareils propos. « Les islamistes ont gagné. Ils ont réussi à interdire Star Academy, mais ce n’est pas un drame, affirme Habiba, secrétaire dans une grande entreprise d’État et fan inconditionnelle du programme. » Et pour cause : les Algériens sont toujours aussi nombreux à suivre la Star Ac’ à travers les chaînes diffusées par les millions d’antennes paraboliques qui fleurissent sur les toits d’Algérie.

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