Poker menteur

Publié le 18 décembre 2005 Lecture : 3 minutes.

Depuis le meurtre du leader druze Kamal Joumblatt, en 1977, on ne compte plus les assassinats politiques au Liban. Mais rares sont ceux dont on a pu démasquer les auteurs et/ou commanditaires. En sera-t-il de même pour le meurtre du député et directeur du quotidien An-Nahar Gibran Tuéni, 48 ans, tué dans un attentat à la voiture piégée, le 12 décembre, à Beyrouth ? La culture de l’impunité qui règne au pays du Cèdre, où d’anciens seigneurs de guerre continuent d’occuper les devants de la scène, n’incite guère à l’optimisme.
Élu en mai dernier sur la liste du Courant du futur, de Saad Hariri, chef de l’actuelle majorité parlementaire, Tuéni était l’un des principaux animateurs de la « révolution du Cèdre », qui a éclaté après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février dernier, et contraint la Syrie à retirer ses troupes du Liban, fin avril.
Perpétré au lendemain de la remise du second rapport Mehlis sur l’assassinat de Hariri au secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, ce nouvel assassinat n’a pas manqué d’orienter les soupçons vers le régime de Bachar al-Assad. Des soupçons d’autant plus justifiés que la plupart des attentats commis au Liban depuis le 1er octobre 2004, date de l’opération avortée contre Marwane Hamadé, actuel ministre des Télécommunications, ont visé des opposants virulents à la présence syrienne dans le pays. Tous ont été perpétrés à un moment où s’intensifiaient les pressions internationales sur la Syrie pour l’amener à se retirer du Liban, puis à coopérer dans l’enquête sur l’assassinat de Hariri. Tous furent revendiqués par des groupes inconnus – comme les Combattants de l’unité et de la liberté du Levant, qui s’est attribué le dernier assassinat -, dont les noms trahissent une obédience nationaliste arabe, sinon baasiste.
À première vue donc, Damas apparaît comme le coupable tout désigné. D’autant que, dans son nouveau rapport, la commission Mehlis critique la lenteur de la coopération des autorités syriennes et indique avoir identifié dix-neuf suspects, qu’elle n’a pas nommés, parmi lesquels les cinq responsables syriens déjà interrogés, du 5 au 7 décembre, à Vienne. « Nous disposons d’informations précises sur les exécutants, les commanditaires et les organisateurs d’une opération visant à tuer M. Hariri, notamment sur le recrutement d’agents spéciaux par les services de renseignements libanais et syriens », peut-on lire dans le rapport, qui reproche aussi à Damas d’avoir détruit des documents concernant le Liban et fait pression sur un témoin pour qu’il revienne sur ses déclarations initiales. En l’occurrence l’ancien agent de renseignements syrien Hassam Taher Hassam, qui a renié, le mois dernier, dans une interview à la télévision d’État syrienne, son témoignage devant la commission dans lequel il soulignait l’implication de Maher al-Assad et Assef Chawkat, respectivement frère et beau-frère du président syrien, dans l’assassinat de Hariri.
Tout semble accuser la Syrie, à commencer par les déclarations menaçantes de son président, qui, la veille de l’attentat contre Tuéni, déclarait dans un entretien à la télévision russe : « Les pays qui cherchent à imposer des sanctions contre la Syrie ne gagneront rien, mais perdront beaucoup. Le Moyen-Orient est au coeur du monde et la Syrie est au coeur du Moyen-Orient. La Syrie est aussi au coeur de l’Irak. Si la situation dans ces deux pays venait à se détériorer, toute la région connaîtrait des désordres et le monde entier en ferait les frais. » Dans cette approche apocalyptique, une constante de la stratégie syrienne de communication, l’assassinat de Tuéni pourrait être interprété à la fois comme une démonstration – « On vous l’avait bien dit » – et un avertissement – « Voilà ce qui vous attend ! » La coalition antisyrienne au Liban n’a pas manqué de stigmatiser « cette stratégie de la peur » et d’appeler à resserrer l’étau autour du régime syrien.
La thèse de la culpabilité syrienne, aussi plausible fût-elle, n’est pas sans soulever des questions. Quel intérêt aurait Damas à faire éliminer ses opposants au Liban au moment où il est dans le collimateur de la communauté internationale ? Pourquoi, au terme de plusieurs mois d’enquête et de plus de cinq cents interrogatoires, la commission Mehlis n’a-t-elle pu réunir des preuves plus tangibles et, surtout, irréfutables – à même d’étayer ses graves accusations contre Damas ? Une incapacité aussi déplorable que le manque d’empressement des autorités syriennes à coopérer à l’enquête. Va-t-on donner à ladite commission les moyens de faire enfin la lumière sur l’assassinat de Hariri seulement en prorogeant sa mission de six mois et en nommant à sa tête un nouveau chef, comme l’a décidé, le 15 décembre, le Conseil de sécurité ? Le doute est permis.

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