Dérive sanglante à Bakassi

Vingt et un militaires abattus, le 12 novembre, non loin du Rio del Rey. Guérilla séparatiste, opération mafieuse ou les deux à fois ?

Publié le 18 novembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Personne n’a revendiqué l’attaque qui a coûté la vie à vingt et un soldats camerounais, le 12 novembre, dans la crique d’Issangele, non loin du Rio del Rey, à Bakassi. Mais toutes les pistes semblent conduire à la galaxie politico-mafieuse qui gravite autour du Mouvement pour l’émancipation du Delta du Niger (Mend). Le mobile existe : quelques jours plus tôt, l’armée camerounaise avait arrêté sept individus se réclamant de l’un de ces mouvements. La sanglante opération pourrait donc avoir été montée pour obtenir leur libération.
L’effet de surprise a joué à plein. Une centaine d’hommes armés embarqués à bord de sept vedettes fluviales rapides ont ouvert le feu à la mitrailleuse sur le poste C3, un cantonnement militaire camerounais installé dans un petit village déserté par ses habitants – des pêcheurs, pour la plupart – et fortifié par des sacs de sable. Les assaillants, qui ont perdu dix hommes pendant les combats, selon un communiqué de la présidence camerounaise, auraient réussi à subtiliser des stocks d’armes et de munitions.
Le scénario est désormais bien rodé. Au cours de l’année 2006, l’armée nigériane a perdu trente-sept hommes lors d’affrontements du même genre avec les gangs qui écument la région. Les « séparatistes » du Delta du Niger sont d’autant plus dans le collimateur des enquêteurs que le terminal pétrolier d’ExxonMobil à Qua Iboe, dans les eaux territoriales nigérianes non loin du poste C3, avait lui aussi été attaqué, quelques heures auparavant.
Le 21 juillet 2006, le Mend avait saisi la Haute Cour fédérale, à Abuja, pour faire annuler l’accord conclu avec le Cameroun en vue du retrait des troupes nigérianes de la presqu’île de Bakassi. Sans succès, bien sûr. Le 6 août suivant, un groupe de militants avait hissé le drapeau de la « République démocratique de Bakassi » sur la principale place de la ville.

Pourtant, un communiqué du Mend publié le 14 novembre par le Daily Times of Nigeria dément toute implication dans l’attaque, dont il attribue la responsabilité aux militaires nigérians. Ces derniers auraient voulu punir leurs collègues camerounais, coupables de « laisser se dérouler les achats d’armes servant la cause [des mouvements séparatistes] ». Accusation aussitôt rejetée par Solomon Giwa Amu, le porte-parole du ministère nigérian de la Défense : « Ce sont là des allégations ridicules. Le Nigeria n’a aucun intérêt à attaquer le Cameroun. Nos relations sont excellentes. » Chief Ojo Maduekwe, le ministre des Affaires étrangères, a précisé que « le Nigeria continuera de respecter les accords de Greentree et l’arrêt de la Cour internationale de justice [CIJ] » concernant l’évacuation de la presqu’île.
Côté camerounais, les responsables politiques, d’ordinaire prudents, n’exonèrent pas Abuja de toute responsabilité. « Dans l’annexe n° 1 des accords de Greentree, rappelle un membre de la commission mixte mise en place par l’ONU pour établir la frontière entre les deux pays, le Nigeria s’est engagé à ne pas entreprendre ni à laisser se dérouler des activités de nature à porter atteinte à la paix et à la sécurité du Cameroun dans la zone. C’est à lui de combattre l’insécurité et d’éviter que celle-ci ne contamine toute la région. » Dans l’attente des résultats des enquêtes diligentées à Abuja et à Yaoundé, la confusion est totale.
Alors que la CIJ devrait, au mois d’août 2008, attribuer définitivement au Cameroun la souveraineté sur l’ensemble de la presqu’île, les insurgés du Delta ont apparemment décidé de s’inviter dans la partie. Bakassi est en effet riche, au moins potentiellement, en ressources minérales et halieutiques. En 2006, au lendemain de l’annonce de la rétrocession du territoire contesté, les chefs des communautés locales avaient saisi les tribunaux nigérians pour contester l’application de l’accord entre les deux parties. Ayant été déboutés, les plus radicaux ont fait le choix de la sécession.
Une bonne partie de la population d’origine nigériane est établie dans la presqu’île depuis plusieurs décennies. Elle ne cache pas son hostilité aux autorités camerounaises, en dépit des efforts de ces dernières pour gagner leur sympathie : instauration de l’école gratuite, construction d’un hôpital moderne, ouverture de routes, etc.
Les tentations séparatistes sont indiscutablement encouragées par la situation qui prévaut dans la région voisine du Delta du Niger. Ce territoire de 70 000 km2, ?où vivent 14 millions d’Ijaws (plus quelques ethnies minoritaires), produit 80 % du brut nigérian. Mais il ?est aussi, paradoxalement, l’une des régions les plus pauvres du pays. Et l’une des plus polluées au monde. Les compagnies pétrolières recrutant leurs personnels ?à l’étranger, le chômage y est endémique. La majeure partie du Delta n’a ni électricité ni routes praticables.
Aux revendications des communautés locales, le gouvernement du dictateur Sani Abacha avait, en novembre 1995, répondu en pendant haut et court leur leader, l’écrivain Ken Saro Wiwa. Des groupes de jeunes avaient alors pris les armes, mais avaient vite basculé dans la criminalité : enlèvements d’étrangers, sabotage d’installations pétrolières, piraterie, trafic d’armes, de carburant et de stupéfiants Le vaste no man’s land que constitue la façade maritime de Bakassi se prête à merveille aux activités délictueuses ou criminelles.

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La contrebande de cigarettes a laminé l’industrie camerounaise du tabac, provoquant la perte de plusieurs milliers d’emplois. Au Nigeria, en dépit des efforts de l’armée, l’activisme des gangs a fait baisser la production pétrolière de 500 000 barils/jour, selon Edmund Daukoru, le ministre de l’Énergie. « La tension est encore montée d’un cran depuis que le prix du baril frôle la barre des 100 dollars, constate un journaliste de Lagos. Il est possible que les gangs cherchent à se procurer des armes pour élargir leur zone d’influence et intensifier la contrebande du pétrole. Leurs affaires n’ont jamais été aussi florissantes. »
Avec leur bric-à-brac idéologique, leur maîtrise de la guérilla et leur côté gangster, les mouvements du Delta du Niger ressemblent de plus en plus aux Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) – ce qui n’est sans doute pas une référence très glorieuse.
À l’évidence, la tuerie du 12 novembre n’augure rien de bon. Si rien ne change des deux côtés du Rio del Rey, la frontière naturelle entre les deux pays, l’exploitation des ressources minérales de Bakassi par le Cameroun ne sera pas une sinécure.

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