La vérité sur le djihad

Le « New York Review of Books » revient sur les réactions américaines après le 11 Septembre. Pour Max Rodenbeck, les États-Unis, fourvoyés dans le piège de la vengeance, ont surtout perdu des alliés et gagné de nouveaux ennemis…

Publié le 18 septembre 2005 Lecture : 6 minutes.

Rappelons-nous, un instant, le climat qui régnait à Washington juste après le 11 septembre 2001. Le chagrin se mêlait à la rage et à l’effarement, ainsi qu’une sombre détermination à rendre coup pour coup. Ce dernier sentiment a évolué chez certains décideurs politiques en une volonté d’aller au-delà de la simple punition ou d’initiatives pour endiguer l’agresseur. Et profiter ainsi de l’occasion pour se proposer des objectifs beaucoup plus ambitieux.
C’était compréhensible. Le passé de l’Amérique offre de nombreux exemples d’échecs apparents transformés en réussites spectaculaires et durables. Le torpillage du cuirassé Maine ou celui du paquebot Lusitania par des sous-marins allemands viennent tout naturellement à l’esprit, de même que la destruction de la moitié de la flotte du Pacifique à Pearl Harbor. Plus récemment, l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques a créé une situation qui a permis à l’Amérique et à ses alliés de donner le coup de grâce à un empire du Mal déjà sur une mauvaise pente. De même que l’incursion de Saddam Hussein au Koweït en 1990 a créé l’opportunité d’atteindre un certain nombre d’objectifs, comme de réduire en miettes l’armée de ce dangereux personnage, de tester et de montrer le pouvoir d’armes nouvelles, d’écarter des rivaux potentiels des vitales réserves pétrolières du Golfe.
Toutes ces ripostes stratégiques avaient un point commun. Dans chaque cas, l’identité et la nature de l’ennemi étaient parfaitement claires. Dans la plupart des cas, aussi, il n’a pas été nécessaire de discuter longtemps pour définir les enjeux de l’opération, les avantages que l’on pouvait en retirer ou les meilleurs moyens de l’emporter. Ce qui signifie généralement le recours à une force écrasante.
Cependant, si les attentats contre New York et Washington semblent répondre au premier de ces critères historiques, ils ne semblent pas se conformer aux autres. C’était pourtant une de ces « attaques sournoises » qui semblent exiger une réaction brutale de l’Amérique. Mais où était et qui était l’ennemi ? Quelle était la raison même de cette agression ? Outre la destruction pure et simple de cet adversaire, quel était l’avantage stratégique que l’on pouvait en retirer, un avantage digne d’une superpuissance mondiale incontestée ? Quels étaient les outils à utiliser pour une telle mission ? Quels étaient les risques ?
Il est aujourd’hui évident qu’en menant sa grande contre-attaque l’Amérique a fait quelque peu fausse route. Peut-être nos valeurs affichées – liberté, tolérance, respect du droit – paraîtront-elles, finalement, avoir triomphé. Peut-être l’Amérique donnera-t-elle l’impression qu’elle s’est procuré des avantages stratégiques. On peut estimer pourtant que les occasions offertes par le 11 Septembre de promouvoir ses idéaux ou d’étendre son influence ont été mal utilisées.
La Guerre mondiale contre le terrorisme, comme l’administration Bush a initialement baptisé l’offensive de l’Amérique contre des forces obscures vaguement définies, a certainement eu des aspects positifs – notamment en Afghanistan, où, quelle que soit l’agitation actuelle, la vie est probablement moins insupportable que du temps des talibans. Mais la politique américaine a été, d’un autre côté, terriblement coûteuse et inefficace. À ce jour, le coût pour les contribuables américains des seules opérations militaires offensives menées depuis le 11 Septembre est généralement estimé à 300 milliards de dollars. L’occupation de l’Irak coûte environ 60 milliards de dollars par an, une somme beaucoup plus importante que le Produit intérieur brut de ce pays et de 20 % supérieure au budget annuel de la ville de New York. Autres coûts : la vie de quelque 1 800 militaires américains, ainsi que de plusieurs milliers d’Afghans et de dizaines de milliers d’Irakiens, pour la plupart des civils.
Moins tangibles sont les atteintes au prestige et à la crédibilité de l’Amérique dans une grande partie du monde, et la sympathie qui a été ressentie pour des forces qui peuvent être hostiles aux intérêts américains. Tous les sondages d’opinion réalisés auprès de musulmans depuis le 11 Septembre montrent un renforcement de la méfiance à l’égard des États-Unis. Ainsi, le pourcentage des Saoudiens qui reconnaissent avoir confiance en l’Amérique a dégringolé de 60 % en 2000 à à peine 4 % en 2004. Et bien évidemment, le responsable numéro un, Oussama Ben Laden, court toujours.
Dans une certaine mesure, l’Amérique est tombée dans le piège que lui tendaient les terroristes du 11 Septembre. Elle s’est fait de nouveaux ennemis. Elle a perdu de vieux amis. On peut penser qu’elle n’a pas rendu le monde plus sûr, comme l’ont montré les attentats de Londres en juillet.
Les raisons de cet échec sont multiples. On pourrait citer, par exemple, une disposition à se précipiter sur les armes les plus évidentes qui se trouvent à portée de main, telles que les bombes et les missiles, plutôt que d’avoir recours à des moyens de persuasion plus subtils. Autre handicap institutionnel, le réflexe de rejeter la responsabilité de la situation où se trouve l’Amérique sur des facteurs extérieurs tels que les prétendus « États voyous », au lieu de reconnaître la responsabilité de la politique américaine (ou de l’imagination de Washington) dans la création involontaire de nouveaux ennemis. D’autres facteurs sont manifestement intervenus, tels que le besoin des politiques de faire parler d’eux, d’exploiter les craintes du public, son désir d’action et aussi de vengeance. Comme nous le savons maintenant, de telles tentations politiques incontrôlées se traduisent souvent par un excès de zèle très fâcheux des officiers et des soldats.
On ne saurait sous-estimer, d’autre part, la gravité de l’incapacité où ont été les énormes services de renseignements américains de s’acquitter de leur tâche première, qui est de savoir qui est l’ennemi. Ils ont été incapables de dire simplement qui et quoi l’Amérique avait en face d’elle. Était-ce simplement Oussama Ben Laden et l’organisation al-Qaïda, et dans ce cas, quelles étaient leurs motivations ? Qu’est-ce qui ralliait les gens à ces idées ? Quel était le meilleur moyen de les contrer ? Le danger était-il le « terrorisme » en général, ou plutôt un courant particulier du fondamentalisme musulman, ou bien encore une faille de la nature politique du Moyen-Orient qui faisait de la région un foyer d’hostilité à l’égard de l’Amérique ?
Les réponses à ces questions se sont précisées avec le temps. De fait, une forme de consensus semble émerger sur les causes et les effets du radicalisme islamiste violent, et la manière d’y répondre. Malheureusement, les meilleurs conseils semblent venir de l’extérieur des responsables de la politique américaine, qui commencent seulement à ouvrir les yeux.
Une récente publication de la Brookings Institution sur la politique moyen-orientale du second mandat Bush donne ainsi des indications tout à fait intéressantes. « L’ennemi numéro un de l’Amérique dans l’après-11 Septembre, peut-on y lire, n’est pas le terrorisme en général, mais le benladénisme. » Et le texte poursuit : « Un modèle de contre-terrorisme qui n’envisage que l’éradication du mouvement par l’action directe des États-Unis et de leurs alliés est trop limité. La stratégie américaine doit aussi chercher à isoler et à affaiblir le mouvement, à le rendre inefficace. Pour cela, les États-Unis doivent distinguer le benladénisme du nationalisme islamique qui se développe dans les pays où le benladénisme cherche à recruter. Les décideurs politiques américains doivent tirer la leçon des erreurs commises par l’Amérique dans les vingt premières années de la guerre froide, quand les États-Unis ne savaient pas faire la différence entre le nationalisme anti-impérialiste et le communisme, et entre l’idéologie et les intérêts nationaux… Il est évident que la grande majorité des populations du monde arabo-musulman ne sont pas hostiles aux États-Unis parce qu’elles partagent les objectifs du benladénisme, mais à cause de la montée d’un nationalisme islamique anti-impérialiste qui transcende les préoccupations locales. »

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