L’Afrique, par-delà les clichés

Un excellent ouvrage universitaire passe au crible tous les lieux communs qui donnent une vision déformée de la région subsaharienne. Et les démonte méthodiquement un à un.

Publié le 18 juin 2006 Lecture : 6 minutes.

Il suffit d’examiner une carte du continent pour s’en convaincre : « L’enclavement empêche le développement de l’Afrique. » (voir l’encadré p. 84) Le découpage des frontières prive quinze pays d’accès à la mer. Et quand bien même d’autres, et pas des moindres, comme le Soudan ou la République démocratique du Congo, disposent de façades maritimes, la plus grande partie de leur territoire en est très éloignée. Assurément, nombre de pays les moins avancés sont victimes de l’isolement. Celui-ci pénalise les exportations, contrarie la circulation des marchandises et la diffusion de l’aide en cas de pénurie alimentaire.
À y regarder de plus près, pourtant, les choses ne sont pas aussi simples. L’ouverture économique n’est pas forcément une bonne chose si l’on n’est pas en mesure de l’affronter à armes égales. Ainsi l’agriculture vivrière sénégalaise est-elle dramatiquement concurrencée par le riz asiatique débarquant au port de Dakar alors que, à l’inverse, au sud du Tchad l’isolement favorise la production et la commercialisation d’arachides, de tubercules, de poisson séché, de viande. Le même isolement n’a pas empêché le Botswana de construire une des économies les plus prospères du continent tandis que l’ouverture littorale de pays comme le Liberia et la Sierra Leone, pour ne pas parler de la Somalie, est loin de leur avoir assuré la prospérité.
Passée au crible de l’analyse, l’affirmation selon laquelle l’enclavement pénalise les économies subsahariennes se révèle ainsi beaucoup moins évidente à l’arrivée. Elle fait partie de ces innombrables idées reçues qui courent sur l’Afrique, dans le grand public, mais aussi chez les experts et les hommes politiques occidentaux. Un passionnant ouvrage collectif réalisé sous la direction de Georges Courade, professeur à l’université de Paris-I et directeur de recherches à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), en passe une cinquantaine en revue pour tenter de démontrer la part d’erreur que chacune d’elles recèle.
Certaines assertions, il est vrai, ne sont pas sans fondement. La thèse selon laquelle « L’industrialisation de l’Afrique est un mirage » ne manque pas d’arguments. Excepté quelques réussites comme l’Afrique du Sud et Maurice, le bilan est franchement négatif. Quand on dit « Les Africaines font trop d’enfants : une bombe démographique en puissance », on peut se targuer de données incontestables. Avec près de six enfants par femme en moyenne, la région subsaharienne a la fécondité la plus élevée au monde. De 177 millions d’habitants en 1950, la population est passée à 653 millions en 2000 et devrait atteindre 1,7 milliard en 2050.
Une telle croissance s’explique par une forte natalité, mais aussi par un net recul de la mortalité. Elle va se maintenir à des niveaux élevés pendant encore quelques décennies. Mais la baisse de la fécondité est continue depuis les années 1960 et s’est accélérée il y a une dizaine d’années. Conséquence, l’explosion démographique va s’essouffler au cours de la première moitié du siècle. Le continent représentera 14 % de la population mondiale, taux qu’il atteignait aux alentours de 1700, avant de tomber à 6 % en 1900.
Conclusion de Georges Courade et Christine Tichit, qui signent ce chapitre : le boom actuel de la population africaine n’a rien d’exceptionnel. « Cet accroissement s’inscrit dans un cadre chronologique, délimité par le temps nécessaire à un rééquilibrage des niveaux de la mortalité et de la natalité. Bien que plus tardive en Afrique, cette transition sera encore plus rapide que dans les autres pays du Sud. » Faut-il rappeler par ailleurs que la densité de l’Afrique, 30 habitants au km2 en 2004, et même si cette moyenne cache d’énormes disparités, reste faible (la moyenne mondiale est de 48).
Ainsi procèdent les trente auteurs de ce livre, français pour la plupart. Qu’ils soient géographes, politologues, économistes, démographes, sociologues ou encore agronomes, ce sont tous des spécialistes des questions traitées. Chaque proposition est exposée puis disséquée pour voir ce qui la justifie, en quoi elle doit être nuancée, voire contestée.
Ces clichés, ces lieux communs, ces stéréotypes, quel que soit le nom qu’on leur donne, aboutissent, surtout par leur accumulation, à donner une image extrêmement négative de l’Afrique. Criminelle, corrompue, arriérée, elle se révélerait incapable de sortir du sous-développement par ses propres moyens. Même la nature serait contre elle. N’entend-on pas, ne lit-on pas un peu partout « Le désert avance » ou « La forêt recule » ? Certes, pour ce qui concerne la seconde de ces assertions, une bonne partie du couvert forestier a disparu au cours des trente dernières années, détruite par les aménageurs ou par les populations qui abattent les arbres pour mettre en culture les surfaces ainsi déboisées ou parce qu’elles ont besoin de bois pour faire la cuisine. Mais sait-on qu’on assiste aujourd’hui à une progression généralisée des lisières forestières sur les savanes en Afrique centrale ? Et, dans les conditions climatiques telles qu’on peut les prévoir, cette progression devrait continuer pendant des millénaires au rythme de 1 million d’hectares par an
Alors, pourquoi tant de contre-vérités ou, à tout le moins, de demi-vérités. « La faute aux médias », répondent les auteurs du livre. Les images télévisuelles du continent sont particulièrement typées : enfants à l’agonie, déplacés et réfugiés se pressant dans des camps. Même si elle suit avec sérieux les crises politiques, la presse écrite n’évoque l’Afrique que de manière sensationnaliste – les enfants-soldats du Liberia ou de la RD Congo, les milices djandjawids au Soudan, les tribunaux islamiques du Nord-Nigeria. Quand elle ne se réduit pas à la guerre, aux massacres, aux famines, l’actualité africaine se décline au rythme des faillites en tout genre : échecs des expériences démocratiques, de la gestion de l’aide, du développement économique en général. Échecs pour lesquels on a des explications toutes trouvées : « L’Afrique n’est ?pas prête pour la démocratie », « Le contrôle social est si fort qu’il décourage les initiatives »
Les Africains eux-mêmes contribuent à nourrir les clichés quand, par exemple, ils brandissent coutumes et traditions venues du « fond des âges », ignorant ou feignant d’ignorer les manipulations qu’elles ont subies. Il faut lire à ce propos « Les ethnies ont une origine précoloniale ». Déjà, le terme est contestable. Ailleurs, on parle de peuples. Quoi qu’il en soit, s’il y a bien des fondements précoloniaux à l’ethnicité actuelle, c’est aux pouvoirs coloniaux que l’on doit la « fossilisation » ou le marquage indélébiles de nombreux groupes. Minutieusement répertoriées, les « ethnies » sont classées en fonction de leur « valeur » et de leur « vocation ». Pour mieux les contrôler, on leur assigne des territoires précis. Certaines sont délibérément créées, comme dans le cas des Bétés de Côte d’Ivoire, où des segments de populations apparentés se voient affecter une identité et un ethnonyme communs.
C’est ainsi, conclut Georges Courade, que les Occidentaux, les Français en particulier, croient connaître l’Afrique alors qu’ils l’enferment « dans une spécificité presque irréductible, faisant souvent oublier l’universalité de ses aspirations et de ses comportements et son ouverture ancienne aux idées et aux échanges ». Comme le démontrent, chacun dans son domaine, les chercheurs qui ont contribué à la réalisation de cet ouvrage salutaire, les mythes simplificateurs qui entourent le Sud-Sahara ne résistent pas à l’examen des faits. Lequel, tout au contraire, fait apparaître une grande diversité géographique et historique, une multiplicité de sociétés et d’économies. Ici comme ailleurs, les généralisations ne font que masquer les ignorances.

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