« Flux migratoires »

Publié le 18 juin 2006 Lecture : 6 minutes.

Parlons, si vous le voulez bien, d’un problème qui fait couler beaucoup d’encre depuis plusieurs mois et nous paraît aujourd’hui comme en veilleuse. Nous le retrouverons, aussi aigu, le 10 juillet prochain, lorsque la Coupe du monde de football sera terminée : ceux d’entre nous qu’elle a distraits de la dure réalité quotidienne reprendront alors leurs esprits.
Ce problème a un envers et un endroit comme une médaille ou un décor, il a un côté pile et un côté face comme une pièce de monnaie – et il a deux noms !
Aussi vieux que l’humanité, il a connu de longues périodes de régression et, comme au début de cette année, des retours en force.
Je veux parler de l’émigration de millions d’hommes, de femmes et d’enfants vers d’autres pays, d’autres continents, poussés par la guerre, la persécution – et l’insécurité qui en résulte – ou bien par le chômage et la misère.
Le problème qu’ils posent s’appelle émigration au départ et immigration à l’arrivée (si arrivée il y a).

Les pays européens sont devenus des pays d’immigration, mais ils ont été, pendant des siècles, des pays d’émigration, non seulement vers l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, mais aussi vers les Afriques (du Nord, occidentale, australe et orientale), transformées en colonies de peuplement, vers l’Australie, la Nouvelle-Zélande
Nous avons tous oublié que l’Europe a été la première à déverser sur le reste du monde son surplus de miséreux, et vous allez avoir du mal à croire les chiffres que je rappelle ci-dessous. Ils sont, à vrai dire, très étonnants.
Au XVIe siècle, 200 000 Espagnols ont émigré en Amérique. Entre 1846 et 1864, en moins de vingt ans, 2 millions d’Irlandais, le quart de la population de ce pays, sont partis pour les États-Unis. Dans le même laps de temps, plus de 1 million d’Allemands ont quitté l’Allemagne pour s’installer en Amérique et, à la fin du XIXe siècle, en dix ans, 650 000 Italiens les ont suivis, annonçant l’arrivée ultérieure de 2 millions de leurs compatriotes.

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En un siècle, entre 1820 et 1925, environ 55 millions d’Européens ont quitté leur pays et leur continent : c’est l’une des plus grandes migrations que le monde ait connue.
La grande majorité est allée aux Amériques, 33 millions aux États-Unis, 5,4 millions en Argentine, 4,5 millions au Canada, 3,8 millions au Brésil, et le reste, dans des proportions plus petites mais significatives, en Afrique.
La Pologne, l’Italie, l’Irlande, pour ne citer qu’elles, se sont ainsi délestées de plusieurs millions de leurs citoyens pauvres, qui ont traversé les océans pour peupler l’est des États-Unis, la Californie, l’Argentine ou l’Uruguay
L’Inde et la Chine ont, elles aussi, déversé, aux XIXe et XXe siècles, sur le reste de l’Asie et sur l’Afrique (de l’Est), leurs surplus d’une population « innombrable et misérable » dont les descendants ont constitué deux très grandes diasporas riches, éduquées et qui gouvernent des pays prospères tels que Singapour ou l’île Maurice…

Ce phénomène de l’émigration s’est accentué (à nouveau) au cours des dernières décennies, au point de devenir l’un des grands problèmes de notre temps. Il s’est, en outre, inversé : enrichie, l’Europe n’exporte plus sa main-d’uvre ; désormais, elle rivalise avec les États-Unis et, comme eux, attire les migrants par dizaines de millions ; comme l’Amérique du Nord, elle fait figure de forteresse assiégée.
Ses polices des frontières, ses personnels consulaires et ses diplomates sont sur la brèche, et le combat contre les passeurs d’émigrants est devenu leur quotidien.
Interpellés, les hommes politiques européens ont dû prendre parti et l’on a vu prospérer, parmi eux, ceux qui se servent de la xénophobie pour élargir leur base électorale.

L’ONU elle-même a fini par s’impliquer dans ce qu’elle appelle sobrement « le problème des flux migratoires ».
C’est une manière comme une autre de positiver un phénomène qui met à nu l’insupportable inégalité entre les riches et les pauvres, entre ceux qui bénéficient de la paix et de la sécurité et ceux qui en sont privés.
Nul ne quitte son pays s’il n’y est contraint par l’insécurité et/ou la misère : nous savons cela depuis que les Juifs ont été chassés de l’Empire romain.
Les migrations sont la trace, dans l’histoire humaine, des épreuves que nos semblables ont traversées ou connaissent encore aujourd’hui : l’esclavage, la colonisation, l’Holocauste, les guerres et les invasions, les catastrophes naturelles, les crises économiques, les dictatures

Fruit amer de la souffrance des hommes, les migrations ont cependant des aspects éminemment positifs.
L’homme, la femme, l’enfant qui émigrent rompent (provisoirement ou définitivement) avec la terre qui les a vus naître, le climat qu’ils ont connu, des amis, une langue, des habitudes.
Ils doivent bien souvent changer de métier, affronter la froideur, ou même l’hostilité, des habitants du pays d’accueil, se frotter à des modes de vie différents, acquérir de nouvelles coutumes.
L’épreuve les transforme, en fait des êtres différents.
Devenus citoyens d’un autre pays, leurs enfants sont élevés dans une culture différente, se marient à des autochtones et s’enracinent ainsi dans un autre monde, voire un autre temps.
Cela s’appelle le brassage humain, et l’Histoire nous enseigne que c’est, pour l’humanité, une des sources principales de renouvellement et de progrès.

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L’émigration est aussi source de revenus, pour les familles et pour les pays : au XIXe siècle déjà, l’Irlande, la Pologne, l’Italie, pour ne citer qu’elles, ont vécu en partie de l’argent reçu de leurs émigrés d’Amérique.
Idem aujourd’hui pour Cuba.
Quant aux pays africains, asiatiques et latino-américains, qui sont de nos jours les principaux pourvoyeurs de l’émigration, ils reçoivent chaque année, d’Europe, d’Amérique du Nord et du Moyen-Orient, plus de 200 milliards de dollars envoyés par leurs émigrés : soit le double de l’Aide publique mondiale au développement.

Un rapport des Nations unies sur les migrations internationales et le développement, publié au début de ce mois, analyse la façon dont les flux migratoires aident les pays à renforcer leurs économies, à répondre aux pénuries de main-d’uvre et à sortir de la pauvreté*.
Il propose la création, au niveau mondial, d’un forum (gouvernemental) international sur les migrations et annonce qu’elles seront discutées pour la première fois à l’Assemblée générale des Nations unies, en septembre prochain.
Je suggère que ce forum international et l’ONU elle-même s’attaquent en premier lieu au concept mis en avant, cette année, par quelques dirigeants de pays riches, dont Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac pour la France : celui de l’immigration choisie.
Selon ce concept, les pays riches fermeront leurs frontières à la masse des candidats à l’immigration – « la racaille », dirait Sarkozy -, mais les laisseront largement ouvertes aux « talents » – médecins, ingénieurs, informaticiens, diplômés brillants – et au personnel qualifié dont ils ont besoin (infirmières, par exemple).
C’est la loi du plus fort, du plus riche, du plus attrayant ; c’est le règne de l’échange inégal.

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Si elle était mise en pratique, cette loi – pour sa partie relative aux talents – serait une spoliation caractérisée :
– on prend aux pays pauvres, que l’on prétend par ailleurs aider à se développer, leurs meilleurs cadres ;
– on ne leur propose même pas de leur rembourser ce qu’ils ont dépensé pour les former.
Outre qu’il est inique, ce concept chiraquo-sarkozien – exemple rare d’entente entre les deux hommes – est un contresens économique : comment les pays pauvres peuvent-ils se développer – et retenir leurs candidats à l’émigration – si on les prive des quelques cadres qu’ils ont mis des années à former à coups de millions ?

*200 millions de migrants, deux fois plus qu’en 1960, et dont 40 % sont des émigrants Sud-Sud.

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