Négritudes en Sorbonne

Du 19 au 22 septembre, de prestigieuses figures intellectuelles se réunissent dans le temple des humanités pour célébrer le cinquantenaire du Ier Congrès international des écrivains et artistes noirs.

Publié le 17 septembre 2006 Lecture : 5 minutes.

Quand, du 19 au 22 septembre 1956, Alioune Diop, le fondateur des éditions et de la revue Présence africaine, organise à la Sorbonne (Paris) le Ier Congrès des écrivains et artistes noirs, l’idée paraît saugrenue. D’abord parce que « les écrivains et artistes noirs » ne sont pas légion. Ensuite, quelle différence entre les congrès panafricanistes organisés depuis le début du siècle qui réunissaient aussi des hommes de culture noirs et celui de 1956 ? Réunir des gens, sur la base de leur épiderme, n’est-ce pas pratiquer un racisme à rebours ? Et qu’est-ce que tous ces Noirs venus d’Afrique et des Amériques ont en commun sur le plan culturel ?
Ces questions n’entament pas la détermination d’Alioune Diop. Il y répond dans son discours d’ouverture : « Les dix dernières années de l’histoire mondiale ont été marquées par des changements décisifs pour le destin des peuples non européens, et notamment de ces peuples noirs que l’Histoire semble avoir voulu de façon cavalière, je dirais même résolument, disqualifier, si cette Histoire, avec un grand H, n’était pas l’interprétation unilatérale de la vie du monde par l’Occident seul. » Pour lui, les Noirs ont un dénominateur commun : les mêmes ancêtres, en dépit de leurs parcours spirituels. Et il ajoute : « La couleur de la peau n’est qu’un accident ; cette couleur n’en est pas moins responsable d’événements et d’uvres, d’institutions, de lois éthiques qui ont marqué de façon indélébile l’histoire de nos rapports avec l’homme blanc. Il est certain que l’esclavage n’a pas été et ne peut avoir été ressenti par les divers peuples noirs de la même façon. Les uns et les autres cependant en ont souffert cruellement. »
1956, c’est un an après Bandung. Et Bandung représente tout un symbole : la première prise de parole des peuples colonisés ou ex-colonisés, déterminés à suivre leur propre voie, à affirmer leur pleine et entière humanité, à refuser la condition imposée de sous-hommes, de peuples mineurs. Et le racisme des dominants envers les dominés. Mais, en 1956, beaucoup de choses ont évolué dans l’univers colonial. En Afrique française, par exemple, les Noirs siègent, depuis la fin de la seconde Guerre mondiale, à l’Assemblée nationale, à Paris.
Élus de leurs peuples*, ils participent à l’édification d’une nouvelle réalité proposée par le colonisateur : l’Union française. Certains, comme le Sénégalais Léopold Sédar Senghor – poète entré en politique – ou l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, seront même ministres à Paris. Les ex-colonisés ont la citoyenneté française, certes, mais la distinction entre les métropolitains, c’est-à-dire les Blancs, et « les hommes de couleur » est nette. En Afrique britannique, une avancée vers l’autodétermination est perceptible, alors qu’au Congo belge la vie politique n’existe pas encore. Tout comme dans les colonies portugaises.
Au-delà de ces différences et de vécus pluriels, c’est tout naturellement que les élites du « monde noir » se retrouvent pour débattre de leur destin. Les Martiniquais Aimé Césaire, Édouard Glissant ou Frantz Fanon ; les Haïtiens Jean Price-Mars, René Depestre ou Jacques-Stéphen Alexis ; le Malgache Jacques Rabemananjara ; l’Américain Richard Wright ; les Sénégalais Senghor ou Cheikh Anta Diop ; le Congolais Antoine-Roger Bolamba ; le Soudanais (Malien) Amadou Hampâté Bâ ; le Mozambicain Marcelino Dos Santos ; l’Ivoirien Bernard Dadié, et bien d’autres. Tous ont, pour reprendre le mot d’Alioune Diop, « le sentiment d’être frustrés par l’Occident ». Et ils ont plusieurs problèmes à résoudre. Comment retrouver leur identité, alors qu’ils sont condamnés à utiliser la langue imposée par les différents colonisateurs pour créer ? À qui s’adressent-ils, sinon d’abord à leurs oppresseurs ? Comment reconstituer leur passé quand les travaux de recherches n’ont qu’une source, l’Occident ? Et puis, peut-on parler sérieusement d’une culture négro-africaine identique, à l’instar de Senghor, au risque de l’idéaliser et de laisser croire qu’elle est figée ? Ne faut-il pas, plutôt, parler de cultures nationales en recomposition et, donc, dynamiques, comme le suggère Jacques-Stéphen Alexis, en partant de la réalité haïtienne dans laquelle, à titre d’exemple, le vaudou, importé du Dahomey par les esclaves, s’est enraciné ?
Les débats entre congressistes sont francs, sans concession. L’unanimisme n’est pas de mise et nul n’a le monopole du savoir. Senghor est attaqué pour son idéalisme. Richard Wright, le plus grand écrivain noir des États-Unis, se montre sans indulgence envers cette culture « vaincue ». Il dit, s’adressant à Senghor : « La religion des ancêtres, avec sa richesse variée et poétique qui a créé un sentiment d’indépendance – cette religion n’a-t-elle pas, quand les armes européennes sont arrivées, agi comme une sorte de soutien à ces armes ? Cette religion a-t-elle aidé les populations à résister avec acharnement et à jeter les Européens dehors ? Je m’interroge sur la valeur de cette culture par rapport à notre avenir. Je ne la condamne pas. Mais comment pourrons-nous nous en servir ? »
Pendant quatre jours, les délégués comptent les coups portés par la colonisation ou l’esclavage à leurs cultures respectives. Mais, pour eux, il ne s’agit pas de tourner le dos aux apports extérieurs. Le combat porte au contraire sur la capacité à préserver ce qui n’a pas été détruit. À revaloriser ce qui a été nié au nom du racisme. Aimé Césaire aura les mots les plus justes pour l’exprimer : « Dans notre culture à naître, il y aura, à n’en pas douter, du nouveau et de l’ancien. Quels éléments nouveaux ? Quels éléments anciens ? Ici seulement commence notre ignorance. [] Notre rôle n’est pas de bâtir a priori le plan de la future culture noire ; de prédire quels éléments y seront intégrés, quels éléments en seront écartés. Notre rôle, infiniment plus humble, est d’annoncer la venue et de préparer la venue de celui qui détient la réponse : le peuple, nos peuples, libérés de leurs entraves, nos peuples et leur génie créateur enfin débarrassé de ce qui le contrarie ou le stérilise. »
Cinquante ans après le Ier Congrès international des écrivains et artistes noirs – le deuxième s’était tenu à Rome en 1960 -, Présence africaine organise, du 19 au 22 septembre, des journées intitulées « Hommages, bilans et perspectives » à la Sorbonne et à l’Unesco. C’est l’occasion de revisiter les rapports entre le « monde noir » et les autres, à la lumière des débats de ces dernières années : l’esclavage, le rôle de la colonisation, la place des Noirs dans les sociétés occidentales

* Les premiers Africains à siéger à l’Assemblée nationale française furent Blaise Diagne et Lamine Gueye (avant la Seconde Guerre mondiale), car nés dans les communes françaises du Sénégal.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires