La loi du plus fort

Publié le 17 juillet 2005 Lecture : 4 minutes.

Qui faut-il croire dans le déplaisant procès en tricherie intenté aux Britanniques par Bertrand Delanoë pour l’attribution des J.O. 2012, et qui divise les champions français eux-mêmes ? Pour Jean-Claude Killy, « quand on perd une compétition, on salue le vainqueur et on s’en tient là ». Ce fut d’ailleurs la première réaction du maire de la capitale : « Paris aime toujours le sport… Bravo au vainqueur. » Pour David Douillet, au contraire, « nous avons respecté les règles, d’autres moins ou pas du tout ». Et de comparer les membres du CIO aux « trois petits singes qui ne voient rien et n’entendent rien ». Arbitre incontesté, le journal L’Équipe départage le skieur de légende et le populaire judoka en observant à propos de la « candide (sic) » candidature de Paris que « les membres de l’institution ont voté comme toujours sur fond de privilèges et d’influences en tout genre ».

Delanoë, lui, persiste et signe, à ses risques et périls. Car être mauvais perdant, c’est perdre deux fois, et pour lui peut-être une troisième fois s’il y perd aussi la maîtrise de son avenir politique. « Je ne vois pas pourquoi je devrais rester muet », insiste-t-il en maintenant ses accusations malgré les attentats de Londres, qui le font accuser à son tour d’« indécence » par son opposition du conseil municipal. Les Anglais n’ont pas seulement flirté avec la ligne jaune, « ils sont passés de l’autre côté… La victoire s’est faite sur autre chose que l’olympisme. » Mais voilà plus grave : « Paris avait fait un choix, notamment par rapport à la corruption. Je l’assume. Qu’aurait- on dit si Paris avait gagné et que six mois après un scandale avait éclaté ? »
Il y aurait donc un scandale de corruption dans le camp anglais. Quelle preuve en a-t-il ? Aucune, mais ce qu’on appelle en langage de justice un faisceau de présomptions. Il a vu « des gens qui descendaient de la suite des Blair » (car Cherie était là pour ajouter son effet de charme aux arguments persuasifs de son mari). Combien ? De 25 à 35, selon Jean-Paul Huchon, le président socialiste du Conseil régional d’Île-de-France.
Le récit se pimente d’une touche de polar. Si Delanoë n’a pas porté plainte auprès du CIO, c’est parce que les rencontres suspectes se sont déroulées mardi soir à minuit « et qu’on planchait le lendemain à 9 heures ». La ténébreuse affaire se corse avec des allégations d’espionnage. Ce sont les services secrets de Sa Majesté qui auraient dressé pour le Premier ministre la liste des indécis, reçus à tour de rôle dans son appartement. Selon les confidences d’un expert au journal Le Point, des logiciels de criminologie auraient été utilisés pour dessiner les profils des membres du CIO afin de mieux les draguer. Quand la politique s’en mêle avec ses hautes et basses oeuvres, il n’y a plus de solitude du coureur de fond.

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À cette accumulation de soupçons, les vainqueurs n’ont que trop beau jeu d’opposer un sobre étonnement. Blair a agi au vu et au su de tout le monde. Londres ne s’abaissera pas à la polémique. L’Angleterre officielle n’a pas besoin d’en dire plus. Le président belge du CIO, Jacques Rogge, parle d’abondance à sa place et en des termes qui entendent mettre fin au procès. Vous avez dit influences ? « Blair, que je sache, n’a pas demandé à ses hôtes d’adhérer au Parti travailliste. » Si la plaisanterie n’est pas des plus fines, la suite ramène au coeur du problème. « Il a simplement réussi à vendre l’idée que les membres du CIO devaient voter pour Londres, qui a gagné parce que son dossier était supérieur. »

En prêtant serment pour être admis au CIO, chaque nouveau membre s’engage « à demeurer étranger à toute influence politique ou commerciale ». Mais comme le remarque Huchon, les invités de Blair « n’étaient pas assez idiots pour sortir de son appartement avec des enveloppes sous le bras ». Sans que lui-même se rende pour autant crédible en insinuant sans preuve. Et à supposer même que des avantages commerciaux ou autres aient été plus ou moins allusivement promis par Blair à ses visiteurs du soir, aucun texte ne lui interdisait de chercher à les influencer. « À vendre » son projet, comme l’a reconnu crûment Rogge, dans l’esprit sinon du fair-play olympique, en tout cas de ce qu’est authentiquement le lobbying. Il est significatif que le terme n’ait pas d’équivalent français. Les dictionnaires nous rappellent qu’il vient de lobby : couloir où se fomentent les intrigues. Les Français n’aiment pas le mot et encore moins la chose dans laquelle les Anglo-Saxons sont au contraire passés maîtres. Aux entrevues discrètes dans une suite d’hôtel, Jacques Chirac a préféré un mini-bain de foule expédié à sa façon inimitable dans le hall où se pressaient les délégués. « Il connaissait tous les membres du CIO, raconte un témoin, les appelait par leurs prénoms, les tutoyait, demandait des nouvelles des enfants »… sans se douter qu’aux étages supérieurs le couple Blair lui faisait un enfant dans le dos.
Un autre envoyé spécial rapporte qu’un délégué interrogé sur le film de Luc Besson répondit après un moment d’hésitation : « C’est… très français. » Tout était dit en trois mots. La France a été très française, peut-être trop. En face, les Britanniques se sont montrés on ne peut plus anglais, efficaces, retors, dynamiques, remontant leur handicap pour jeter toutes leurs forces dans le sprint final. Avec en plus cette pointe de perfidie qu’ils savent si bien draper de vertu outragée quand le résultat leur paraît légitimer les moyens. Pas n’importe quels moyens assurément, et c’est tout le problème de la vilaine polémique déclenchée par l’attaque de Delanoë. C’est aussi sa faiblesse. Les soupçons demeureront parce qu’ils resteront sans réponse. Les votes sont secrets.

Battus sur le fil de quatre voix, les Français se consoleront à la pensée qu’ils disposent de cinquante amis sûrs dans le monde. Et si finalement ils ne l’ont pas emporté, c’est parce qu’ils ont moins bien joué. Les Anglais ont gagné parce qu’ils étaient les plus forts. Ce n’est pas autre chose que l’implacable vérité du sport.

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