Anne Giudicelli

Directrice de Terrorisc

Publié le 17 juillet 2005 Lecture : 4 minutes.

Spécialiste du monde arabe et musulman, Anne Giudicelli a été chargée de mission au ministère français des Affaires étrangères avant de créer sa structure de conseil, centrée sur les phénomènes de violence et du terrorisme international, Terrorisc.
Sa connaissance de la langue arabe et sa longue pratique du décryptage des messages émanant des organisations terroristes internationales, ainsi que son travail sur le terrain en font un observateur privilégié de l’évolution de cette menace.

Jeune afrique/l’intelligent : Est-ce que les attentats de Londres manifestent un tournant dans le terrorisme islamiste en Europe ou bien est-ce qu’il s’agit seulement « d’une action de plus », particulièrement meurtrière ?
Anne Giudicelli : Le surlendemain des attentats, le 9 juillet, avec la revendication émanant des brigades Abou Hafs al-Misri, division Europe, on s’est retrouvés en pays de connaissances. Cette organisation n’en est pas à ses débuts. Elle utilise des canaux de transmission qui la logent sans ambiguïté dans la « mouvance ». Elle a nettement inscrit les derniers événements dans la continuité des attentats d’Istanbul en novembre 2003 et de Madrid, en mars 2004. Abou Hafs est, en quelque sorte, la branche psychologique, médiatique et stratégique de l’organisation. Elle ne donne pas d’ordres, ne participe peut-être même pas aux actions : ce groupe commente, rappelle, explicite et menace en avertissant des prochaines frappes, comme ce fut le cas après Madrid, à la fin de l’ultimatum qui accompagnait la proposition de « négociations » diffusée par Ben Laden. Aucun de ses membres n’a jamais été arrêté, ni même identifié.
Or Abou Hafs nous dit des choses claires : 1. Le lien est établi avec l’Irak, l’Afghanistan et la Palestine. 2. L’Europe est une cible, avec l’Espagne comme première étape et l’Angleterre en second, sur une route qui ne va pas s’arrêter là.

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J.A.I. : La stratégie d’al-Qaïda n’aurait donc pas varié depuis le 11 septembre 2001 ?
A.G. : Elle s’élargit, se dilate, comme la notion d’ennemi. L’ennemi central est toujours le même. Mais l’ennemi pluriel ne cesse de se multiplier, jusqu’à remettre en cause la notion même de « victime innocente ». Par exemple, à partir de l’ennemi américain en Irak, on englobe progressivement les pays de la coalition, ceux qui les soutiennent, ceux qui collaborent avec ces derniers, et jusqu’aux musulmans qui auraient un lien quelconque avec l’un de ceux-là et qui ne l’utiliseraient pas comme une arme dans la lutte. À la limite, les immigrés musulmans empruntant pacifiquement le métro de Londres sans se vivre comme des croyants, combattants invisibles dans la guerre des Croisés, sont des ennemis. Ces arguments sont utilisés pour adapter le recrutement à chaque terrain d’action.

J.A.I. : Ce qui expliquerait l’existence de terroristes vivant – et parfois nés – au sein même des sociétés qu’ils s’apprêtent à frapper ?
A.G. : Bien sûr : « Mon passeport britannique et mes droits acquis sur le territoire de l’autre renforcent mon devoir d’agir au coeur de l’ennemi. Je n’ai pas besoin de m’inscrire où que ce soit, de me conformer à quelque appareil que ce soit. Ce sont les opportunités de mon combat pour les valeurs de l’islam qui créent les formes qui porteront mon action, individuelle ou collective. » L’islam ne fait que dicter son mode opératoire à une bataille idéologique et politique en lui donnant ses valeurs « morales », c’est-à-dire en valorisant le « martyricat » pour les actions de résistance.
C’est là que se situe la plus grosse difficulté pour ceux qui sont en charge de la lutte antiterroriste : le kamikaze passe à l’acte au terme d’un processus dont les étapes antérieures n’exigent pas forcément de sa part un investissement institutionnel, un voyage dans les capitales du terrorisme, pas même une visite dans les hauts lieux de l’islamisme, comme ces mosquées maintenant truffées d’agents des renseignements ! La cible des recruteurs, les terroristes anglais, les vrais opérationnels, ne sont pas fichés : on ne les a vus nulle part ! Ils ont souvent perdu tout lien avec leur pays d’origine. En 2001, l’Afghanistan était une matrice qui a volé en éclats sous les bombes américaines. On assiste aujourd’hui aux ultimes effets de la dissémination. Et, dans les pays occidentaux, en fermant les sanctuaires islamistes ou en les plaçant sous une étroite surveillance, on a achevé le travail : désormais, toute cette population s’est répandue dans la nature, c’est-à-dire dans les villes de l’Europe et du monde. Ce sont les effets pervers des mesures sécuritaires. Les rendez-vous dans les mosquées phares sont devenus dangereux, donc inutiles : les connexions personnelles, à l’université, sur le lieu de travail, au café ou au Fish and chips, les rencontres dans la rue peuvent désormais suffire pour donner des armes aux fanatiques.

J.A.I. : Si la Grande-Bretagne n’est plus un sanctuaire, et si Londres est devenu une cible, qu’en est-il de la France ?
A.G. : C’est l’Europe, dans son ensemble, qui a perdu son statut de « base arrière » dans une logique internationaliste. Elle a cessé d’être un cas particulier, sauf dans le regard des Occidentaux. Et il n’y a bien sûr aucune « exception française » en la matière : ni en ce qui concerne son expertise antiterroriste, ni en ce qui concerne le jugement porté sur elle, comme le djihad irakien de Zarqaoui l’a déjà fait savoir à Jacques Chirac. Et puis, n’oublions pas – en tout cas, « eux » ne l’oublient pas – que la France est militairement présente en Afghanistan, lieu symbolique des pionniers. Al-Qaïda utilise le même discours que Bush : « Tous ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi ! »
Ce qui a peut-être protégé la France jusqu’ici, c’est qu’elle n’intéresse pas beaucoup les acteurs du terrorisme. Elle est loin, et généralement assez méconnue, de l’épicentre religieux des pays du Golfe.

J.A.I. : Et demain ?
A.G. : Le succès suscite toujours des vocations…

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