Le cheval est à l’abreuvoir…

Publié le 17 avril 2005 Lecture : 6 minutes.

Nous nous sommes efforcés dans nos colonnes d’analyser pour vous, du mieux de nos possibilités, l’évolution de deux grandes crises qui secouent, depuis près de trois ans, deux pays importants : la Côte d’Ivoire, pièce maîtresse de l’ensemble ouest-africain, et l’Irak, l’un des pays phares du Moyen-Orient.
À la mi-avril 2005, ces deux États se trouvent, me semble-t-il, à un tournant de leur histoire agitée. Voyons ensemble où cela peut les mener.

La Côte d’Ivoire. Thabo Mbeki, président de l’Afrique du Sud, a été choisi par l’Union africaine (et l’ONU) pour arbitrer un grave différend entre les principaux dirigeants politiques du pays, qui a résisté jusqu’ici à toutes les médiations, qui continue à paralyser le pays et à le maintenir au bord de la guerre civile.
Le président sud-africain a très sérieusement accompli sa mission. Les dirigeants ivoiriens qu’il a vus en Côte d’Ivoire et reçus en Afrique du Sud, mais aussi les Africains qui observent, lui savent gré de n’avoir lésiné ni sur son temps ou celui de ses collaborateurs, ni sur l’argent de son pays.
Il a gagné leur confiance et le respect de la communauté internationale.

la suite après cette publicité

C’est là un précieux atout pour la suite de sa mission, car sa médiation ne s’est pas achevée avec le verdict qu’il a prononcé le 11 avril et dont il a fait parvenir les attendus à chacun des leaders ivoiriens concernés le 13, à midi, temps universel (voir pp. 8-11).
Sa mission s’achèvera lorsque ses recommandations auront été appliquées et que les Ivoiriens auront pu, dès octobre prochain si possible, pas beaucoup plus tard en tout cas, se donner un nouveau président ou reconduire l’actuel.
Mais par un vote indiscutable, sous contrôle international, et auquel auront pu prendre part tous ceux que le médiateur Thabo Mbeki a recommandé de faire participer.

Quelles chances avons-nous de voir advenir une telle issue – heureuse – dans moins d’un an ?
Mon évaluation est que les chances de ce happy end sont sensiblement plus grandes qu’avant la médiation Mbeki, car si l’un ou l’autre des quatre principaux dirigeants ivoiriens se dérobe à l’exécution de ce que le médiateur lui a fait accepter (et signer), et fait entériner de surcroît par tous les autres protagonistes, celui-là se trouvera isolé – et sanctionné.
Cela a le mérite d’être clair, et désormais tout le monde le sait.
Mais qui pourra empêcher un mauvais joueur de préférer l’aventure pour lui, son camp, son pays et sa région plutôt que de se trouver exclu du jeu ?
Et la sagesse populaire ne dit-elle pas « qu’on peut mener son cheval à l’abreuvoir, mais qu’on ne peut pas l’obliger à boire… »

L’Irak. En 2003, l’armée américaine a mis en déroute les troupes de Saddam Hussein et abattu son régime en moins de trois semaines (20 mars-9 avril). Son commandant en chef (George W. Bush) a jugé alors que la guerre était terminée et a cru pouvoir déclarer, dès le 1er mai : « Mission accomplie. »
Au cours des deux années qui se sont écoulées depuis cette déclaration imprudente, à tout le moins, l’Amérique a eu plus de 1 500 soldats tués en Irak et dix fois plus de blessés. Les Irakiens, eux, comptent leurs morts, blessés et disparus par dizaines de milliers, continuent de souffrir de l’insécurité et de vivre dans un pays qui n’a pas encore retrouvé la paix et la stabilité, et n’a pas vraiment commencé à se reconstruire.

En visite dans le pays, le ministre américain de la guerre (son titre officiel est secrétaire à la Défense) a cependant déclaré ce 12 avril : « Les États-Unis n’ont aucune stratégie de départ (du pays) ; nous avons, à l’inverse, une stratégie de victoire. »
Au risque de vous étonner, je dirai que Donald Rumsfeld a, cette fois, raison.
En effet, le seul obstacle à cette victoire annoncée est pour le moment l’insurrection d’une partie des Irakiens, dans la région dite sunnite.
Or cette insurrection qui fait tant parler d’elle, parce qu’elle tue dix à quinze Irakiens et un Américain par jour (en moyenne) et qu’elle a érigé la prise d’otages en industrie, est demeurée… sunnite. Et encore, elle n’a pas le soutien de l’ensemble de la communauté sunnite (20 % à 25 % de la population totale).
Elle n’a pas de chef reconnu ni de stratégie digne de ce nom, mais des « émirs », dont le tristement célèbre Abou Moussab al-Zarqaoui, ce qui la fait ressembler aux GIA algériens de sinistre mémoire.
Et, à moyen terme, la promet au même destin : une partie de ses membres seront exterminés et les autres réintégreront la communauté nationale à la faveur d’une ou de plusieurs amnisties.

la suite après cette publicité

Cela dit, Rumsfeld, pour en revenir à lui, s’est laissé aller à l’hyperbole (de type arabe) en affirmant sur sa lancée que « l’instauration d’un Irak libre au coeur du Moyen-Orient sera… un événement fondateur de… la révolution démocratique mondiale » (sic) et que « la chute de la statue de Saddam Hussein à Bagdad sera inscrite au côté de la chute du mur de Berlin et considérée comme un grand moment dans l’histoire de la liberté » (resic).
Mais il paraît de plus en plus assuré que les Américains vont atteindre leur objectif en Irak. Je rappelle toutefois que celui-ci, pour lequel ils ont consenti, depuis plus de deux ans, tant de sacrifices en hommes, argent et crédit politique, n’est évidemment pas de donner la liberté et la démocratie aux Irakiens. Quel pays ferait tuer ses enfants seulement pour la liberté des autres ?
L’objectif américain ici, comme hier en Afghanistan, comme demain ailleurs, est d’installer un gouvernement ami et inféodé à la place d’un gouvernement hostile à l’Amérique (et à Israël).
Je rappelle au passage que l’Irak n’est pas une proie ordinaire : c’est un pays dont les réserves pétrolières ne sont dépassées, dans le monde, que par celles de l’Arabie saoudite et dont les exportations d’hydrocarbures pourront, d’ici à quelques années, atteindre 6 millions de barils/jour.

L’objectif de Washington est d’ailleurs virtuellement atteint, comme nous vous le montrerons dans notre prochain numéro.
Nous vous présenterons la semaine prochaine :
– le nouveau pouvoir qui s’installe à Bagdad, dans « la Zone verte », sous la protection de l’armée américaine, et qui est composé, pour l’essentiel, d’hommes bien tenus en main par les États-Unis ;
– « les (nouvelles) forces irakiennes de sécurité » : armée et police, recrutées, équipées et formées par les États-Unis. Elles remplaceront l’armée et la police de Saddam, dissoutes dès 2003 par un certain Paul Bremer, alors administrateur en chef du pays, sur ordre express du Pentagone et de la Maison Blanche.
Nous avons alors qualifié d’erreur cardinale cette dissolution de l’armée de Saddam, et n’y avons vu que l’aspect de véritable « carte maîtresse gâchée », livrée à l’insurrection, qu’elle a renforcée.
C’était en réalité une décision délibérée, expression de la volonté stratégique d’un pouvoir américain qui sait ce qu’il ne veut pas.

la suite après cette publicité

Je ne suis pas de ceux qui s’ébahissent devant tout ce que réussit cette Amérique hégémonique qui fait plier les hommes et les choses devant sa détermination. Mais je crois utile d’attirer l’attention sur ceci, qui m’apparaît de plus en plus clairement et dont il nous faut désormais tenir le plus grand compte.
La disproportion des moyens entre les États-Unis et tout autre pays ou ensemble de pays est telle que l’Amérique peut s’engager dans n’importe quelle aventure, prendre toutes les initiatives, refuser toute discussion sans que quiconque y puisse quoi que ce soit. Sa marge de puissance est telle que les erreurs, réelles ou apparentes, qu’il arrive à ses dirigeants de commettre sont sans conséquences graves pour elle, ou même tournent en fin de compte à son avantage.
C’est ainsi, et souvenons-nous en : il y a seulement un siècle, c’était la Grande-Bretagne, puissance impériale du moment, détentrice d’un « empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais », qui avait ce statut…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires