D’un président l’autre

Publié le 17 avril 2005 Lecture : 5 minutes.

En 1895, une célèbre caricature de Cecil Rhodes montrait le gouverneur de la colonie du Cap en train de chevaucher l’Afrique comme un colosse. La dernière biographie politique de Thabo Mbeki décrit un homme qui domine son monde avec le même aplomb.
Malgré sa petite taille, le président sud-africain est le poids lourd africain de la scène internationale. Il a tout à la fois impulsé le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) et l’Union africaine. Gendarme du continent et politicien original, à l’image de Bill Clinton, il peut s’investir entièrement dans des sujets aussi différents que l’organisation du système politique du Burundi ou le développement rural de son pays. Chez lui, il a mis de l’ordre au sein du Congrès national africain (ANC), qu’il a mené à une victoire sans précédent en réunissant 70 % des voix lors de l’élection présidentielle de 2004. Les performances macroéconomiques de son gouvernement figurent parmi les meilleures du monde en développement : l’Afrique du Sud dépasse même les pays de l’Union européenne au regard des critères de convergence du traité de Maastricht.
On ne l’aime guère, mais il inspire le respect et même la peur au sein de l’ANC, tout comme dans la communauté blanche sud-africaine. Il est probablement le seul chef d’État au monde à publier, chaque semaine, sur le site Internet de son parti, son blog intitulé « Lettre du président ».
Et pourtant, Mbeki a mauvaise presse. La plupart des correspondants étrangers réduisent l’homme à ses idées controversées et déroutantes sur le sida et le Zimbabwe. Sa façon de fuir les interviews et de défier sur Internet des personnalités en vue, de Desmond Tutu au PDG d’Anglo-American Tony Trahar, n’a pas amélioré son image.
Du coup, l’histoire de l’une des figures politiques les plus fascinantes et les plus contradictoires de notre temps n’a toujours toujours pas été racontée. L’ouvrage de William Gumede, Thabo Mbeki and the Battle for the Soul of the ANC (à ce jour seul
livre consacré au président publié chez un éditeur sud-africain), arrive à point nommé.
L’auteur, journaliste et vétéran du quotidien Sowetan, nous livre un portrait documenté et bien écrit de Thabo Mbeki, axé sur son bilan à la tête de la nation Arc-en-Ciel. Si Gumede consacre des chapitres aux questions du sida et du Zimbabwe, il insiste surtout sur la bonne maîtrise de l’économie, atout décisif dans l’héritage que Mbeki laissera à son pays. Le livre n’aura pourtant pas l’heur de séduire le président. Selon Gumede, Mbeki doit son succès à la mise à l’écart de ses rivaux et à l’étouffement programmé du fonctionnement démocratique de l’ANC. En faisant évoluer un mouvement de libération nationale vers un parti centriste épousant les thèses néolibérales, il a trahi les millions de pauvres sud-africains et mis en danger l’avenir de son pays.
Fils du célèbre Govan Mbeki, Thabo est né en 1942, « dans la lutte », comme il aime à le
répéter. À 20 ans, il échappe à la police de l’apartheid et fuit au Royaume-Uni, où il étudie à l’université de Sussex. À Londres, le légendaire leader en exil, Oliver Tambo, le
prend sous son aile. S’ensuivent alors une formation militaire en Union soviétique et des missions diplomatiques dans toute l’Afrique. Mbeki a joué un rôle prépondérant lors des
rencontres clandestines entre l’ANC et les Blancs, qui ont modelé la nouvelle Afrique du Sud. Quand il revient d’exil en 1990, il s’est fait un nom et il est devenu sans aucun doute le diplomate le plus chevronné de l’ANC. Dans le combat pour le pouvoir qui oppose alors exilés et combattants de l’intérieur (comme Cyril Ramaphosa), il vise la vice-présidence de Nelson Mandela. Alors que le futur premier président noir penche pour le non-Xhosa Ramaphosa afin de promouvoir la diversité ethnique, Mbeki lui demande expressément le poste tant convoité. Avant même le vote interne de l’ANC, les principaux candidats se voient écartés par des campagnes de dénigrement que certains attribuent à Mbeki.
Finalement victorieux et dauphin désigné de Mandela en 1999, il souffre immédiatement de l’inévitable comparaison avec le « Madiba ». Agacé, il lancera un jour : « Bien sûr, je pourrais revenir vingt-sept ans en arrière, essayer d’aller en prison et en sortir ensuite pour porter de drôles de chemises. »
Quoi qu’il en soit, et alors que Mandela considérait son rôle comme essentiellement symbolique, Mbeki s’est appliqué à construire une présidence forte centrée sur les questions économiques. Dès 1994, il fait évoluer les principes de l’ANC et commence à séduire les entreprises étrangères pour tenter d’attirer les investissements.
Au final, dans son horreur du préjugé raciste qui considère les Africains comme inaptes au commandement, Mbeki a si bien mené l’économie sud-africaine qu’il est difficilement
critiquable. Mais sa politique a entraîné une conséquence douloureuse et sans doute irréparable, l’éclatement de l’alliance entre l’ANC, la Cosatu (la centrale syndicale) et les communistes. Plusieurs années après l’apartheid, les Noirs sont encore bien trop nombreux à vivre dans la pauvreté.
Et la tendance de Mbeki à diriger seul l’a également conduit à commettre de graves erreurs, notamment dans sa conception de la lutte contre le sida. L’amoureux d’Internet
s’est laissé séduire par les thèses de scientifiques dissidents qui remettaient en question le lien entre le VIH et le sida. Mbeki est probablement sincère dans sa volonté de relativiser les bienfaits des antirétroviraux, que son gouvernement a fini par distribuer à contrecur dans les hôpitaux publics l’an dernier. Mais la question raciale est venue obscurcir le débat. Les responsables de l’ANC qui voulaient le mettre en garde se sont bien gardés de le critiquer, de peur d’être taxés de connivence avec les Sud-
Africains blancs qui n’ont cessé de défier le président sur le sujet.
Le sens de la solidarité noire a également joué un rôle dans la position de Mbeki sur le Zimbabwe. Gumede en donne une explication subtile et sympathique. Mbeki n’est pas un ami de Robert Mugabe, mais il a estimé que se prévaloir d’une quelconque proximité avec lui était la meilleure manière d’influencer le président zimbabwéen.
Seul reproche à apporter à la biographie de Gumede : elle ne s’étend pas sur la vie passée du président, pourtant aussi riche que celle de Mandela. D’autres livres en préparation [dont une biographie autorisée, probablement financée en partie par les grands groupes industriels sud-africains qui soutiennent la politique de Mbeki, NDLR] viendront sans doute bientôt combler ce manque.

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