Questions sans réponses

Publié le 17 février 2008 Lecture : 5 minutes.

À la fin du mois dernier, au Forum économique de Davos, on a demandé à des futurologues de faire leur métier et de dire à quoi ressemblera le monde de 2020.
Selon l’un d’eux, Paul Saffo, ceux d’entre nous qui seront encore là verront alors :
– le pétrole à 500 dollars le baril ;
– la fin du livre imprimé ;
– l’Afrique en plein boom économique, rivalisant avec la Chine et l’Inde ;
– l’eau devenue une matière première échangée sur les marchés, comme le pétrole aujourd’hui ou les oléagineux.
Je lui laisse la responsabilité de ses prédictions et vous les soumets. Non sans rappeler que les futurologues se trompent plus souvent qu’à leur tour, que la prévision économique est une « science inexacte » et que nul n’est en mesure de prévoir même ce qui peut se passer demain : l’économie mondiale va-t-elle être entraînée cette année dans la crise par les turbulences de l’économie américaine ?

En temps normal, nous, dont le métier est d’analyser et de commenter les affaires du monde pour vous aider à prévoir leur évolution, avons nos schémas et nos certitudes.
Nous vous en faisons part en assumant nos risques d’erreurs et vous nous jugez sur la fiabilité de nos analyses.
Je dois à l’honnêteté de vous l’indiquer : j’ai le sentiment aujourd’hui que nous ne sommes pas en temps normal, ce qui met les commentateurs dans l’incapacité de voir assez clair pour prévoir ce qui va se passer, même à court terme.
Un exemple, qui n’a qu’une importance relative : qui peut dire si Fidel Castro, au pouvoir depuis quarante-neuf ans, malade et retiré des affaires depuis près de deux ans, décidera dans peu de jours – à 82 ans – de rempiler pour un énième mandat ? Ou s’il laissera la barre, non pas par délégation provisoire mais à titre définitif cette fois, à son frère Raúl ?
Je pense, pour ma part, qu’il s’accrochera au pouvoir parce que c’est sa vie. Principaux intéressés, les Cubains l’ignorent, tout comme nous. Nous serons tous, et ensemble, fixés le 24 février.

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Beaucoup d’autres questions bien plus importantes restent sans réponses.
Je me limiterai dans le cadre de cet article à celles-ci, qui me paraissent concerner la plupart d’entre nous.
Où en est la guerre contre le terrorisme ? Al-Qaïda, qui en est le protagoniste principal, est-elle en train de gagner ou de perdre du terrain ? Ses dirigeants, dont les têtes ont été mises à prix par l’administration de George W. Bush il y a plus de six ans, risquent-ils de tomber un jour ou l’autre de cette année ? Comment expliquer que ni Oussama Ben Laden ni Ayman al-Zawahiri n’aient été tués ou capturés ?
Les meilleurs spécialistes du terrorisme (islamiste) et de la guerre qui est menée contre lui soutiennent qu’en réinventant les kamikazes, en donnant à cette forme de lutte ses lettres de noblesse, en dotant le Djihad d’un gisement illimité de candidats au martyre et en se révélant capable d’ouvrir l’un après l’autre plusieurs fronts sur des continents différents, Al-Qaïda a conféré à son combat une dimension planétaire et l’a inscrit dans la durée.
Le directeur du renseignement américain, Michael McConnell, l’homme qui coordonne la guerre contre Al-Qaïda, semble confirmer cette thèse lorsqu’il déclare : « Capturer Ben Laden ? Le tuer ? Ce serait en faire un martyr et assurer sa légende. Sans lui, la radicalisation des jeunes musulmans continuerait de plus belle ».
Le président du Pakistan, Pervez Musharraf, soutient la même thèse :
« Le fait que ni Ben Laden ni Zawahiri n’aient été éliminés n’a pas l’importance qu’on lui prête »

Je suis d’un avis très différent : nous apprendrons, un jour ou l’autre, qu’Oussama Ben Laden et/ou Ayman al-Zawahiri ont été tués ; selon moi, leur disparition ne serait pas sans conséquence sur l’avenir d’Al-Qaïda.
Je constate surtout que cette organisation n’a aucune stratégie digne de ce nom : elle se contente d’ordonner à ses militants de lutter contre « les infidèles » en se faisant exploser pour tuer. Je constate également que chaque fois qu’elle a vraiment engagé le combat, elle l’a perdu.
La liste de ses défaites est longue ; elles portent les noms de pays : l’Indonésie, l’Arabie saoudite, l’Irak, le Maroc, la Jordanie, l’Espagne, le Royaume-Uni et, demain, sans doute, l’Algérie et la Mauritanie.
Dans chacun de ces pays, ses militants ont tué, mais se sont fait massacrer ou ont été mis hors de combat (fuite ou prison). Plus grave encore pour Al-Qaïda : ses militants se sont chaque fois aliéné la population et se sont trouvés comme des poissons hors de l’eau. Cela a été le cas en Arabie saoudite, où Ben Laden est beaucoup moins populaire aujourd’hui qu’il y a six ans, en Irak, où les soutiens d’Al-Qaïda dans la population ont été retournés contre elle par les généraux américains.
À la question : « Selon vous, Al-Qaïda-Irak est-elle KO ? », le général David Petraeus, commandant en chef des forces américaines en Irak, a donné une réponse prudente : « Non, sûrement pas ! Al-Qaïda est comme un boxeur qui a reçu quelques bons coups sur la tête mais qui reprend ses esprits, et qui peut replacer une droite mortelle »

Dans l’ensemble du monde arabo-musulman – près d’un milliard et demi de personnes – et dans le reste du Tiers Monde, Al-Qaïda n’est soutenue, fût-ce en secret, par aucune formation politique ni aucun intellectuel dignes de ces noms.
Elle puise sa force dans le désespoir des peuples arabo-musulmans (et plus largement de l’ex-Tiers Monde), qui n’ont « rien d’autre à perdre que leurs chaînes ». Ils sont des millions à se sentir piétinés, humiliés par l’arrogance et le mépris que leur infligent les nantis, qu’ils soient autochtones ou étrangers, ainsi que par la lâcheté et les turpitudes de plusieurs de leurs dirigeants.
Les « meilleurs ennemis » d’Al-Qaïda, ceux qui lui ont donné ses arguments les plus forts – et le plus grand nombre de recrues -, sont, à mon avis, George W. Bush et Dick Cheney depuis Washington, les faucons israéliens depuis Tel-Aviv et Jérusalem.
Avec la complicité active de dirigeants arabo-musulmans impopulaires parce qu’inféodés à eux, et le plus souvent corrompus, ils ont envahi, occupé, emprisonné, torturé à tour de bras, inventé Guantánamo, Abou Ghraib

La « guerre mondiale contre le terrorisme », dont ils assurent qu’elle est loin d’être gagnée, leur a permis d’asseoir leurs pouvoirs, de limiter les libertés dans leurs propres pays et dans les nôtres, de mener tranquillement leur mauvaise politique.
Et cette mauvaise politique, au lieu de contribuer à déconsidérer Al-Qaïda et de l’affaiblir, l’a installée – de même que les talibans, de sinistre mémoire – dans le rôle de résistants à l’oppression, faisant apparaître un Hamid Karzaï comme un collaborateur, un Pervez Musharraf comme un supplétif

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S’il y a des gens qui regretteront Bush et Cheney lorsque le pouvoir les quittera, à la fin de cette année, ce seront les dirigeants d’Al-Qaïda, s’ils sont encore en activité, ayant survécu à ceux qui nous ont assuré qu’ils les voulaient « morts ou vifs ».
Ils savent, eux, que le tandem diabolique de Washington, quoi qu’il ait dit, les a beaucoup aidés

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