Une Celtia sinon rien !
Pour les amateurs de bière, la traditionnelle petite bouteille verte reste la reine. Sauf pendant le ramadan…
Située dans le quartier Bab Saadoun, à quelques petits kilomètres du centre de Tunis, la brasserie Celtia en impose par son gigantisme. Derrière la ceinture de hauts murs hérissés de tessons de bouteille se dressent d’immenses cuves gris argenté. C’est dans cet endroit improbable, au beau milieu de quartiers résidentiels, qu’est produite la plus grosse partie de la bière consommée en Tunisie.
Une atmosphère particulière règne dans l’usine en ce début d’octobre. Des employés errent d’un bâtiment à l’autre, ici et là s’affairent des maçons. On s’attendrait à voir des files de camions emportant des cargaisons de bière. Rien de cela. Et pour cause : pendant le ramadan, la vente d’alcool est interdite dans le pays. La production est réduite à son minimum, destinée exclusivement aux hôtels et restaurants touristiques, qui, eux, échappent à cette réglementation. La plupart des salariés en profitent pour prendre leurs congés. Les autres sont pour une bonne part affectés à des travaux d’entretien et de maintenance.
Jeûne oblige, les Tunisiens sauf ceux qui ont fait des provisions mettront un sérieux coup de frein à leur consommation de bière. Celle-ci, qui a explosé au milieu des années 1990 aux sociologues de dire pourquoi , atteint des sommets : 10 millions d’hectolitres par an, autant que l’Algérie, trois fois plus peuplée. Ce qui donne 10 litres annuels par habitant (contre 33,5 en France), un chiffre énorme pour un pays musulman.
Il suffit, pour saisir le phénomène, de jeter un coup d’il à l’intérieur des bars des grandes villes, où les bouteilles s’entassent sur les tables. La loi interdisant la vente d’alcool après 20 heures (22 heures pendant l’été), les amateurs de mousse ont une parade implacable : ils commandent une caisse entière avant l’heure fatidique. Plus souvent encore, on se cache pour boire le soir venu. À la périphérie des zones urbaines, dans les endroits reculés, les sous-bois ou les plages sont jonchés de quantités impressionnantes de boîtes en aluminium rouge et blanc, les couleurs de la Celtia.
Ce marché gigantesque est entre les mains de la Société frigorifique et brasserie de Tunisie (SFBT), une des plus grosses entreprises tunisiennes, qui domine également le secteur des boissons gazeuses (Coca-Cola, Fanta) et celui des eaux minérales. Elle a élargi récemment son champ d’action aux produits laitiers. Elle s’est aussi lancée dans le vin, avec le concours du géant français Castel, qui est devenu majoritaire dans son capital. La SFBT dispose d’un total de vingt-cinq usines à travers le pays. Elle produit plusieurs marques de bières étrangères sous licence Stella, 33 Export et Lowenbrau et met le plus grand soin à leur restituer toute leur saveur. Ainsi la Lowenbrau est-elle une pure malt, ingrédient tiré de l’orge germé et séché, importé à grands frais d’Europe. Mais rien n’y fait, le consommateur tunisien ne jure que par la Celtia, dans la composition de laquelle un mélange de maïs et de sucre est substitué au malt. Avec 4,8 % de taux d’alcool, elle n’est pas aussi légère qu’on l’affirme, mais son goût plaît. Ce qui lui permet de totaliser plus de 95 % des ventes dans le pays. Dans les débits de boisson, la traditionnelle petite bouteille verte reste la reine. La bière pression, qui correspond plus aux habitudes des Européens, ne se développe que dans les hôtels, où, avec les formules all inclusive, les clients peuvent boire à volonté sans surcoût.
La SFBT entame un cycle difficile. Dans les dix années qui viennent, le ramadan coïncidera avec la période estivale. Or c’est pendant l’été que les ventes culminent. L’essor du tourisme ne suffira pas à compenser la chute de la demande locale, qui représente 90 % de la consommation totale. Cette perspective n’inquiète pas outre mesure la SFBT, qui, comme on l’a signalé, se développe sur tous les fronts de l’agroalimentaire. Et les ventes de la Celtia devraient continuer à progresser avec l’évolution de la consommation des ménages. À la brasserie de Bab Saadoun, ramadan ou pas, les dégustateurs restent à pied d’uvre. Si la production est à son étiage, les tests de qualité ne perdent rien de leur rigueur. C’est au milieu de la matinée, avant le sentiment de faim qui précède le déjeuner, que le palais est, semble-t-il, le mieux disposé à apprécier la saveur du breuvage.
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