Quand la fiction dépasse la réalité
On fait semblant de s’étonner que, si souvent, la réalité dépasse la fiction. Pour s’en féliciter. Ce qui permet depuis quelques années aux critiques de considérer comme une bonne nouvelle le retour sur le grand écran des documentaires, en particulier sur des sujets politique ou société qui s’étaient « réfugiés » depuis des années à la télévision avec des résultats médiocres.
En fait, cette évolution récente du cinéma, plébiscitée par les spectateurs qui ont assuré le succès de nombreux films de « non-fiction », à commencer par ceux de Michael Moore, est plus complexe. Ce qui a surtout changé, c’est la frontière, d’une part entre les deux grands genres cinématographiques, d’autre part entre leurs différents modes de production et de diffusion (pour le grand écran, la télévision, le DVD, etc).
La sortie ces temps-ci à Paris de plusieurs films évoquant des moments de l’histoire contemporaine en témoigne. D’abord parce que les documentaires veulent de plus en plus ressembler sinon à des fictions du moins à des films d’auteur subjectifs et particulièrement soucieux de leur forme. Ainsi, Daddy Daddy USA, premier long-métrage du scénariste britannique Peter Hodgson, tente d’évoquer la situation sociale dans le sud des États-Unis, de l’époque de Martin Luther King à la nôtre. Il dénonce le racisme et les inégalités qui frappent les Noirs, aussi bien à l’aide d’images réalistes d’hier et d’aujourd’hui qu’à travers des entretiens filmés « à la maison » entre le réalisateur et son père, qui exerça dans les années 1950 et 1960 son métier de correspondant d’un grand quotidien anglais sur les rives du Mississippi.
Mais le plus frappant, c’est la sortie presque concomitante de nombreux films qui se présentent comme des reconstitutions minutieuses d’événements historiques et qui revendiquent pourtant un statut de long-métrage de fiction. C’est ainsi que, depuis peu, on peut voir, grâce à l’excellent The President Last Bang, de Im Sang-soo, comment s’est préparée et déroulée la tentative de putsch qui a conduit à l’assassinat du général-dictateur Park chung-hee à Séoul en 1979 et de quelle façon ce coup d’État raté a fait évoluer le régime coréen. Sous peu, c’est à un récit très détaillé de l’enlèvement et de la disparition de l’opposant marocain Medhi Ben Barka qu’aura droit le spectateur avec la sortie début novembre en salles de J’ai vu tuer Ben Barka, coréalisé par Serge Le Péron et Saïd Smihi.
Un cas plus marquant encore est celui de Nuit noire, qui sera sur les écrans à Paris le 19 octobre. Ce film d’Alain Tasma, qui se présente sous la forme d’une fiction, relate de façon saisissante tout ce qui s’est passé avant, pendant et après la – hélas ! – fameuse nuit du 17 octobre 1961. Cette nuit où la répression brutale par la police française d’une manifestation pacifique du FLN causa, outre des milliers d’arrestations arbitraires et des centaines de blessés, la mort de très nombreux « Français musulmans d’Algérie », comme on disait alors du côté des autorités françaises, incarnées en l’occurrence par le sinistre Maurice Papon.
Réalisé d’après un scénario de Patrick Rotman, spécialiste du documentaire historique et auteur de l’ouvrage Les Porteurs de valise, ce film d’autant plus efficace et instructif qu’il n’est pas manichéen a en fait été tourné pour la télévision. Inversant le circuit habituel qui va du grand vers le petit écran, il entend acquérir la « dignité » d’un « vrai » film de cinéma. Le brouillage des genres est donc presque total. S’agit-il de cinéma ou de télévision ? De fiction ou de réalité ?
La catégorie récemment « inventée » du docufiction tente évidemment de dépasser ces clivages. Mais elle ne recouvre pas tous les cas de figure, et notamment celui des films de fiction qui tentent de coller totalement à la réalité ou qui la réinventent. Des films donc qui, comme Nuit noire, tentent de démontrer que, pour représenter la réalité, finalement, c’est la fiction qui est souvent le meilleur véhicule. Comme si, contrairement à l’idée reçue, jamais la réalité ne pouvait dépasser la fiction. À tel point que les meilleurs documentaires seraient justement ceux qu’on réalise comme des fictions.
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