Pierre Vermeren
Pierre Vermeren a vécu huit ans au Maroc, en Tunisie et en Égypte. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Maghreb, la démocratie impossible ? (Fayard, 2004) et La Formation des élites marocaines et tunisiennes (La Découverte, 2002). Il est aujourd’hui chercheur et enseignant à Bordeaux.
Jeune Afrique/l’intelligent : Au lendemain des attentats du 16 mai 2003, à Casablanca, vous souteniez que la marginalisation de la darija contribue au sentiment d’exclusion d’une partie de la population qui serait, selon vous, à l’origine de ce type d’opération terroriste.
Pierre Vermeren : L’explication du terrorisme par la question linguistique serait un peu courte. Mais les langues participent d’un contexte culturel et social d’ensemble qu’il est nécessaire d’interroger. La situation du monde arabe en général et du Maghreb en particulier doit être questionnée. La situation de « diglossie » qui y prévaut est d’une ampleur unique au monde. Au Maroc, où près de la moitié de la population est analphabète et où l’école se débat dans une crise profonde, l’apprentissage de l’arabe est délicat, d’autant qu’il se mêle au tamazight, au français et aux autres langues étrangères. Une fraction non négligeable de la jeunesse marocaine, même passée par l’école, est comme étrangère en son propre pays. La majorité des jeunes finit certes par comprendre l’arabe classique, mais ne le maîtrise pas, pas plus à l’oral qu’à l’écrit. La frustration est d’autant plus grande que cette langue dite « de la révélation coranique » est survalorisée par opposition à la darija, langue de la rue, de l’intimité familiale et communautaire. Être exclu en son propre pays se double d’une honte sourde, mais aussi d’un sentiment de rage quand il apparaît que l’arabe classique n’est de toute façon qu’un véhicule linguistique secondaire par rapport au français, qui est la langue de l’économie, de la science et des échanges avec l’extérieur. Ce double enfermement est dramatique.
J.A.I. : Il y a une relative reconnaissance de la darija au Maroc. Qu’en est-il dans les autres pays maghrébins ?
P.V. : Après des décennies d’arabisation inachevée et problématique, certains intellectuels maghrébins enfreignent le double tabou religieux et nationaliste pour questionner leur langue. Et si la darija, qui est commune à l’Algérie et au Maroc, et l’arabe tunisien étaient de vraies langues ? Et si, au cours des siècles, celles-ci s’étaient détachées de l’arabe classique comme le français et l’espagnol ont dérivé du latin, demeuré la langue des clercs, pour forger de nouvelles langues à part entière ? Après des décennies de discours appelant à « l’authenticité » culturelle et linguistique, l’Algérie est traversée par les mêmes questionnements, auxquels elle apporte des réponses très proches. En Tunisie, la situation est un peu différente, car l’enseignement de l’arabe est, de longue date, plus structuré, le bilinguisme franco-arabe plus performant et l’analphabétisme moins courant.
J.A.I. : Au Maroc, la revendication linguistique amazighe menace-t-elle la darija ?
P.V. : Oui, en théorie, mais cette éventualité est peu probable. Cela ne tient ni au caractère incontestable de la cause amazighe ni au désir de nombreux militants. Simplement, vu l’ampleur des problèmes financiers et éducatifs du pays, il semble difficile de disperser les efforts. Or la darija est le plus grand dénominateur commun des Marocains, amazighophones inclus. La victoire de cette langue dans les villes, au cours du XXe siècle, y compris dans une ville amazighe comme Marrakech, pèse lourd dans la balance, car ce sont les villes qui tirent l’histoire moderne de l’humanité. Au niveau local, cela peut être différent. Par exemple, dans une ville un peu excentrée comme Agadir, où la situation est comparable à celle de Tizi-Ouzou, en Kabylie. Au reste, la stratégie amazighe apparaît à bien des égards confuse…
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