La méthode Konan Banny

Personnalité, style, réseaux, garde rapprochée Comment, depuis sept mois, le Premier ministre, chargé de sortir définitivement le pays de la crise, travaille-t-il ?

Publié le 16 juillet 2006 Lecture : 8 minutes.

Le Premier ministre ivoirien Charles Konan Banny est partout. Le 9 juillet à Yamoussoukro pour une rencontre avec les ambassadeurs de la Cedeao et le Groupe de travail international (GTI). Le 5, dans la même ville, pour un minisommet d’évaluation du processus de paix, en présence de Kofi Annan, des chefs d’État nigérian Olusegun Obasanjo et sud-africain Thabo Mbeki ainsi que des principaux acteurs de la crise, le président Laurent Gbagbo en tête. La veille dans l’ouest du pays, où les milices favorables à ce dernier cherchent à monnayer leur démantèlement. Il y a poursuivi une tournée d’une dizaine de jours. Quelques semaines plus tôt, il était dans le Nord, fief des ex-rebelles. Et puis, en Europe, aux États-Unis. Et encore en Allemagne pour le premier match de la sélection nationale au Mondial. Il est partout Konan Banny, et il est pressé. Pressé par le temps, par l’Union africaine et l’ONU, ses parrains, par la plupart de ses compatriotes, las de près de quatre ans de crise politico-militaire. Une situation qui doit beaucoup à la surenchère des protagonistes et à la corrosion du capital confiance.
Sous l’empire de l’urgence et de la nécessité, Konan Banny ne ménage pas sa peine. Nommé le 4 décembre dernier, il s’est aussitôt consacré à sa tâche, transformant, dans un premier temps, sa villa de Cocody en primature bis. Il y reçoit et y rencontre à toute heure membres de l’état-major de l’armée, représentants du pouvoir, responsables de l’opposition et des Forces nouvelles (ex-rébellion), jeunes « patriotes ». Trois semaines lui seront nécessaires pour former son gouvernement, un subtil compromis acceptable par tous. Et deux mois de plus pour réunir tous ses ministres autour de la même table. Il a fallu beaucoup plus de temps à son prédécesseur Seydou Elimane Diarra pour s’asseoir avec son équipe au grand complet. À sa décharge, Diarra était arrivé au plus fort de la tension, armé d’une feuille de route dont tout le monde s’accordait pour admettre qu’elle était une cote mal taillée, avec un Laurent Gbagbo en plein mandat et jaloux de ses prérogatives. Et une Assemblée nationale prompte à mener la guérilla dans l’Hémicycle sous prétexte de légiférer.
Rien de tel avec Konan Banny, dont la nomination survient au moment où le mandat du Parlement va expirer, où le ras-le-bol gagne et les populations et la communauté internationale, voire les longs couteaux de la classe politique. Et, surtout, elle intervient dans « l’après-mandat » de Gbagbo. La marge de manuvre n’est pas la même. Davantage que son prédécesseur, Konan Banny peut jouir d’un espace politique plus confortable. Il n’hésite pas à prendre le pouvoir et à essayer de l’exercer là où Diarra, lui, se faisait prier et donnait le sentiment d’éviter à tout prix la rupture, comme à Pretoria, en avril 2005, quand il avait décliné l’offre du président Thabo Mbeki de prendre plus de prérogatives. Question de tempérament, de style aussi. Résultat : une meilleure visibilité pour l’actuel locataire de la primature, qui sait commander et se faire respecter au risque de passer pour un homme autoritaire. Konan Banny aime le pouvoir et ne s’en cache pas. Ou si peu qu’on le sent gourmand et que beaucoup sont portés à l’aider, à le soutenir. Le reste, il en fait son affaire. Et à sa manière, celle d’un séducteur au sourire optimiste et à l’enthousiasme à la fois exubérant et contagieux.
« Konan Banny, c’est un communicateur et rien que cela », persiflent certains de ses détracteurs. Ils l’accusent de ne faire que de l’affichage. De fait, le chef du gouvernement sait faire savoir (voir encadré pp. 64-65). Sur ce registre, il n’a rien de commun avec le peu bavard Diarra, si ce n’est d’être l’un et l’autre des technocrates et d’avoir été nommés Premier ministre alors qu’ils se trouvaient à l’étranger. Jusqu’en décembre dernier, Konan Banny était gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à Dakar. Avant d’arriver à la primature (après sa nomination en janvier 2003, à Paris), Diarra avait fait carrière dans le négoce du café-cacao.
Mais, pour le reste, tout les oppose. Diarra, dont le travail vient d’être salué à Paris d’une Légion d’honneur à la boutonnière, n’a pu aller au bout de sa mission. Par manque de fermeté face au président Gbagbo, prétendent les uns. Pour avoir fait preuve de trop de compréhension à l’égard de l’opposition armée ou civile, rétorquent les autres. À cause de la communauté internationale qui lui a compté son soutien, s’accordent à dire la plupart des observateurs.
Il n’a pu en tout cas réussir à trouver sa place aux côtés d’un chef de l’État omniprésent et a perdu, au fil du temps, la confiance des acteurs du conflit. Son travail, loin d’être négligeable, a néanmoins permis à son successeur d’avoir rapidement une visibilité sur tous les grands dossiers (désarmement, identification, organisation des élections et relance économique). Un peu plus de sept mois après sa nomination, Konan Banny montre une détermination sans faille, martèle ses objectifs et cultive l’espoir chez ses concitoyens. Non sans succès. Mais il a fallu la piqûre de rappel de Yamoussoukro, administrée le 5 juillet par Kofi Annan sous la forme d’un chronogramme sur quatre « points d’action » essentiels. ?1. L’organisation de cinquante « audiences foraines » d’ici au 15 juillet pour identifier les futurs électeurs. ?2. Le déploiement de la Commission électorale indépendante sur tout le territoire d’ici au 31 juillet. 3. La mise en place d’un groupe de suivi sur le désarmement avant le 15 juillet. 4. Le préregroupement des combattants et le démantèlement des milices d’ici au 31 juillet.
C’est la première fois que Gbagbo, les ex-rebelles ainsi que l’ensemble de la classe politique sont soumis à un calendrier aussi précis. C’est surtout le constat que les choses n’avancent pas au bon rythme et qu’il faut donner un coup de pouce au chef du gouvernement. Le message est clair : « Messieurs, c’est le moment de prouver votre bonne foi et de faire ce que vous dites. » Konan Banny ne tient pas un autre discours. Y compris quand il lance à ceux de ses compatriotes les plus impatients : « Laissez-moi travailler ! J’ai ma méthode. Jusqu’au mois d’avril, je me suis employé à roder mon équipe, à casser la barrière psychologique, à rétablir le dialogue. » Ou quand, le 14 juin, en plein Conseil des ministres, il indique à l’adresse de Gbagbo : « Monsieur le Chef de l’État, nous en avons marre. Vous voulez le désarmement, vous voulez l’identification, vous voulez les élections. Pour tout cela, il faut que le front social se calme. Je ne suis pas un politique. C’est à vous qu’il revient de faire ce travail. Je vous demande de parler aux enseignants et de parler au président de l’Assemblée nationale. Il faut arrêter de créer des problèmes inutiles. »
Réponse de l’intéressé : « Je vais parler aux enseignants. Je vais leur demander d’arrêter de créer des problèmes là où il y en a trop. Je vais parler aux parlementaires. Je vais leur demander d’arrêter de créer des problèmes là où il n’y en a pas. Après tout cela, je vais faire une adresse à la nation pour que tout le monde s’inscrive dans le processus de paix ». Laurent Gbagbo est souvent accusé dans l’entourage de Konan Banny, mais aussi dans certains états-majors politiques, de jouer un double jeu. Mais là, surprise ! Il joint le geste à la parole. Dans la foulée, il promulgue par ordonnance le budget 2006. Et laisse pantois le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly, et les barons du FPI, qui exigeaient que le budget soit examiné par le Parlement.
De là à penser qu’il y aurait un accord tacite entre Gbagbo et Konan Banny, il n’y a qu’un pas que diplomates et personnel politique ivoirien ont déjà franchi. Le premier a évité d’engager la bataille de l’Assemblée nationale. Le second n’a pas touché aux proches de Gbagbo qui continuent de contrôler les filières sensibles, comme le cacao et le pétrole, et les principales sociétés d’État : Marcel Gossio au Port autonome d’Abidjan, Victor Nembellisini Silué à la tête de la Banque nationale d’investissement (BNI), Fadiga Kassoum à la Petroci et Laurent Ottro, oncle du président, à la Société ivoirienne de raffinage (SIR). Il conforte également Gbagbo dans sa fonction alors que la résolution 1633 du Conseil de sécurité lui donne théoriquement les pleins pouvoirs.
« Le Premier ministre est loin d’être dupe. Il sait très bien que Gbagbo manuvre pour préserver son pouvoir et qu’il peut, à tout moment, lui mettre des bâtons dans les roues par l’intermédiaire des durs de son régime et de la galaxie patriotique. Il n’a qu’un objectif : tenir les acteurs pour mener à bien sa feuille de route même si cela doit prendre plus de temps que prévu », tempère l’un de ses proches. Au nom du pragmatisme, Konan Banny semble également avoir scellé un pacte secret avec Paul-Antoine Bohoun Bouabré, l’ex-grand argentier passé au ministère de la Planification et du Développement, mais qui reste influent chez bon nombre de responsables des régies financières et d’inspecteurs des finances.
Les deux hommes ne se quittent plus. Bohoun Bouabré, le numéro trois du gouvernement, est même devenu l’un de ses principaux défenseurs auprès des durs du Front populaire ivoirien (FPI, le parti présidentiel) et des patriotes. En contrepartie, Banny gagne du temps auprès des bailleurs de fonds qui le pressent de faire la lumière sur les pratiques financières (pétrole, cacao, Banque nationale d’investissement, Port d’Abidjan) qui ont alimenté en partie la bataille politique et la violence organisée. La bonne entente du nouveau duo permet au ministre délégué à l’Économie et aux Finances, Charles Diby Koffi, de travailler dans une relative sérénité. Les audits risquent néanmoins d’attendre encore quelques mois. « Jer me considère comme un administrateur provisoire. Je ne regarde pas dans les poubelles », ne cesse de répéter Konan Banny. D’ailleurs, l’essentiel, confient à demi-mot certains diplomates occidentaux, n’est pas là.
Konan Banny est, par ailleurs, parvenu à créer un lien incontestable avec Guillaume Soro, secrétaire général des Forces nouvelles (ex-rebelles). « Il n’était pas notre choix. Mais nous lui avons donné sa chance et nous ne le regrettons pas. Nous lui apportons aujourd’hui tout notre soutien. Il est franc, prend le temps d’écouter, mène parfaitement les discussions sans aucune arrière-pensée politicienne. Il cherche le compromis sans compromission », explique Sidiki Konaté, porte-parole des (FN). Auprès de Soro et de ses lieutenants, qu’il qualifie affectueusement de « neveux », Konan Banny s’est voulu rassurant dès le début : « Vous êtes des acteurs incontournables de la crise. Je vous prends avec tout votre poids politique, social et militaire. » Il n’hésite pas à envoyer dans le Nord des membres du gouvernement pour parler de l’identification, améliorer la distribution de l’eau, discuter du redéploiement des services postaux ou bancaires. Mais il connaît mieux les autres acteurs politiques : Alassane Ouattara, qui l’a précédé à tête de la BCEAO, ou Henri Konan Bédié, avec lequel il entretient des rapports courtois, du moins pour l’instant. Un jour viendra sans doute le temps de l’affrontement au sein du PDCI. À la fin de sa mission, Konan Banny devra de toute façon s’effacer pour laisser la place au président élu et à son équipe. En attendant de revenir sur le devant de la scène, couronné du statut de l’homme qui a fait revenir la paix dans son pays. Si, du moins, il réussit sa mission actuelle.

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