Nul n’est prophète en son pays

Publié le 15 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

« Je ne bois pas par plaisir », avait coutume de dire Abderrahmane Sissako. Maintenant qu’il fume le cigare, il avance comme motif : « C’est ma façon à moi de soutenir Cuba. » Mais Sissako a beau prendre la pose du fumeur de cigare, ça ne colle pas. Avec sa mine frêle, ses yeux inquiets et son sourire timide, il ne peut jouer aux personnages importants et argentés. À moins qu’il ne le soit devenu grâce à ses films et à sa maison de production. Ne dit-on pas qu’il est actuellement le cinéaste le plus en vue d’Afrique et le chouchou de grandes chaînes européennes, qui ne refusent aucun de ses projets ?
À l’évidence, Sissako vit de son cinéma. Il tient néanmoins à nuancer entre deux bouffées : « Ça dépend de ce qu’on appelle vivre ! » Et il explique que les biens de ce monde ne l’ont jamais intéressé. À preuve, pas de maison, ni d’appartement à son nom. Paris à vélo ou en métro, et un train de vie des plus simples. Il s’explique : « Ma mère est morte sans une boucle d’oreille en or, mais elle était comme une comtesse. Elle avait une grande force d’être et l’art de tenir dignement son rang dans toutes les situations. »
Leçon maternelle : « Ne pas posséder, mais pouvoir regarder en face n’importe qui. » Et, effectivement, Abderrahmane vous regarde, n’ayant pas appris à baisser les yeux, et plus vous l’intimidez, plus intensément il vous fixe. Il raconte, oublie de tirer sur son cigare, et ses souvenirs se rallument, qu’il livre de sa voix douce.
Il naît à Kiffa en Mauritanie en 1961, un 13 octobre : « Balance, commente-t-il. On dit que les natifs de ce signe ont le sens de la justice et quelque talent artistique. » Il est maure. « Maure bien vivant », plaisante-t-il. Son grand-père s’était établi au Mali, d’où le nom de Sissako. On devient toujours quelqu’un d’autre et c’est aussi bien », conclut Abderrahmane, le regard soudain ailleurs.
Sa jeunesse passée au Mali ne fut pas « harmonieuse ». Il a grandi au milieu d’une nombreuse fratrie, une quinzaine d’enfants, sans compter les visiteurs et hôtes de passage. « Nous n’étions jamais moins de vingt-cinq à la maison et nous dormions à tour de rôle. Mon père avait réduit le confort pour partager davantage. » Dans ces conditions, l’enfant dissimule des rêves : « Je voulais un vélo, mais je savais que c’était impossible, car mon père devait en acheter quinze pour être équitable. Alors, quand j’avais envie d’un câlin, je lui sortais l’histoire du vélo. J’étais sûr que sa réponse consisterait à passer sa main dans mes cheveux, et ça, c’était le vrai voyage ! »
Autre consolation, Abderrahmane est le petit dernier et une grande complicité le lie à sa mère. C’est avec elle, justement, qu’il retourne à l’âge de 19 ans en Mauritanie pour préparer son bac. Leurs conditions de vie sont des plus modestes. La nuit, la mère raconte de longues histoires à leur voisine afin que celle-ci ne s’avise pas d’éteindre la lumière qui, par chance, s’infiltre à travers le mur mitoyen, permettant à l’étudiant de faire ses devoirs. Une période de précarité et de solitude que l’on retrouvera dans son long-métrage En attendant le bonheur.
Dès qu’il décroche son bac, Abderrahmane annonce à sa mère qu’il veut partir en Union soviétique pour étudier le cinéma. Elle ne pose pas de question, s’en va, et revient le soir avec le passeport. Comment a-t-elle pu obtenir ce document ? Abderrahmane ne le saura jamais.
Pourquoi avoir choisi le cinéma ? « J’ai considéré l’image comme le moyen le plus universel pour s’exprimer. Il fallait que je m’approprie une langue pour dire mon continent et moi. » Quand l’on connaît Abderrahmane, on sait que la même question posée deux fois a des chances de fournir deux réponses différentes, la seconde étant la plus importante : l’aîné de sa mère, issu d’un premier lit, avait été enlevé par son père et n’était revenu qu’à l’âge de 25 ans. Sa visite en Mauritanie avait duré trois jours. Il avait confié qu’il faisait des études de cinéma. Ce que la maman ne cessait de répéter. « Je me suis dit : il faut qu’elle arrête de parler de ce frère. »
En URSS, il s’inscrit dans la même école que son frère, justement, à Rostov, puis à Moscou au sein de la célèbre école VGIK. Mais il n’est pas sûr d’aimer le septième art. D’ailleurs, il manquera d’être exclu, parce qu’il n’arrive pas à terminer ses films d’études, faute de les trouver parfaits. Convoqué par le conseil de classe, il s’entend dire qu’il « n’est pas fait pour ce métier ». « Ça a été un des jours les plus difficiles de ma vie. J’estimais que je n’avais pas été compris. La création, ce n’est pas de la comptabilité, et ce n’est pas au nombre de films qu’on juge le talent d’un réalisateur. »
Il n’empêche : Le Jeu, son court-métrage de fin d’études, est sélectionné à Cannes en 1991. En haut des fameuses marches, on le refoule. Il n’a pas la cravate de rigueur. Il est contraint de faire demi-tour et, en bas des escaliers, tout le monde s’émeut. « Sissako est le seul cinéaste au monde qui se fait applaudir lorsqu’il descend les marches du Festival et non lorsqu’il les monte », ironise un de ses amis. Le Jeu sera sa carte de visite. Canal+ l’achète. Avec cet argent, il aurait pu construire une maison. Il préfère l’investir dans un nouveau film, Octobre – narrant les derniers jours de la vie moscovite d’un étudiant africain -, qui le mène de nouveau à Cannes en 1993. Grand succès : « J’ai commencé à croire en moi. » Sissako quitte l’URSS sans regret pour s’installer à Paris.
Aujourd’hui, il a à son actif huit films, sans scénarios élaborés, mais riches en métaphores. Un cinéma économe en dialogues, s’appuyant sur des saynètes traversées de rêves, inspirées d’un parcours autobiographique qui dit en filigrane la douleur de l’homme africain, ses errances et ses vains ancrages.
Que vaut le succès s’il n’est pas partagé par tous ? Quelques mois avant sa mort, le père apprend par un de ses fils qu’Abderrahmane a gagné le Grand Prix du Fespaco. Il demande : « Ça sert à quoi ? » « Il va être plus connu », répond le fils. « Ça sert à quoi d’être plus connu ? » insiste le père. Et le cinéaste de commenter : « Mon père m’a inculqué une qualité, celle de savoir renoncer. Lui-même a eu des responsabilités, mais il a choisi de se retirer dans son village pour redevenir paysan et cultiver le riz. »
En Occident, c’est l’enseignement contraire qui est dispensé à Abderrahmane : ne jamais renoncer, aller jusqu’au bout, être ambitieux et tenace. Alors, il respire bien fort et lance comme un défi : « Je peux renoncer au cinéma ! » Avant de nuancer : « Mais il arrive que l’on devienne porte-parole contre son gré. Face à la pauvreté et l’injustice, on ne peut pas se taire. »
De fait, la notoriété dont Abderrahmane bénéficie à l’étranger lui importe peu au regard de l’écoute qu’il recherche auprès des siens. Hélas ! les rêves que porte son uvre trouvent rarement écho sur sa terre natale. Ni la Mauritanie ni le Mali ne lui ont réservé l’accueil qu’il mérite : « J’ai toujours le sentiment de naviguer entre ces deux pays comme si je cherchais un preneur. » À l’évidence, la France, elle, ne demande qu’à le prendre. C’est l’un des rares sujets qui le fait se départir de son calme : « Chez nous, l’art compte pour rien. Nos pays se détruisent parce que les priorités n’ont jamais été culturelles ! »
Et Sissako confie, de nouveau serein, qu’il n’a qu’une envie, mettre le doigt sur ce qui va mal en Afrique, faire davantage pour la Mauritanie, en particulier, engager son émancipation culturelle « Tiens, je pourrais faire de la politique ! » dit-il en tirant cette fois sur son cigare « Mais non, je plaisantais ! » se reprend-il, avant de proclamer : « Une chose est sûre, je vais rentrer chez moi, en Mauritanie. Je refuse de faire des films par correspondance. »
Alors, un jour, ne vous étonnez pas de le voir mettre en pratique, après la leçon maternelle de la « dignité », la théorie paternelle du « renoncement ». Il rentrera chez lui. Que fera-il ? Comment passera-t-il ses journées aux portes du désert ? Comme son père, pardi ! Levé à 5 heures du matin, il recevait à 6 heures la visite de ses frères plus jeunes pour discuter des champs. Ensuite arrivaient les gens de son âge pour traiter les affaires du village. Un peu plus tard, il rendait visite aux anciens, puis il reprenait sa place où les jeunes venaient l’entretenir de leurs rêves de départ.

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