Le jour où Gbagbo a sauvé son fauteuil

Publié le 15 octobre 2006 Lecture : 7 minutes.

Il est environ 12 h 30, ce 6 octobre 2006, quand onze chefs d’État, un Premier ministre et deux ministres des Affaires étrangères s’enferment dans l’une des salles de conférences de l’hôtel Transcop Hilton d’Abuja. Boni Yayi, Blaise Compaoré, Pedro Pires, Laurent Gbagbo, João Bernardo Vieira, Ellen Johnson-Sirleaf, Amadou Toumani Touré, Mamadou Tandja, Olusegun Obasanjo, Abdoulaye Wade, Faure Gnassingbé sont là. Figure imposée de mine figée et grave pour les uns, d’ébauche de sourire pour les autres. Seuls quatre de leurs pairs, dont Lansana Conté, qui n’a envoyé personne, manquent à l’appel de ce sommet extraordinaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). L’hôte de la cérémonie, le secrétaire exécutif de l’organisation Mohamed Ibn Chambas ainsi que son représentant en Côte d’Ivoire sont également présents. De même que Pierre Schori, le représentant spécial de Kofi Annan en Côte d’Ivoire et Gérard Stoudmann, le monsieur Élections de l’ONU dans ce pays. Le président en exercice de l’Union africaine, Denis Sassou Nguesso, a envoyé le chef de sa diplomatie, et la Commission de l’UA, son commissaire Paix et Sécurité.
Le huis clos commence dans une atmosphère tendue. Le sentiment que le président ivoirien est prêt à la rupture n’y est pas pour rien. Surtout si les échafaudages de solution de sortie de crise (suspension de la Constitution ivoirienne, affectation de tous les pouvoirs exécutifs au chef du gouvernement hissé de fait au rang de président de la transition) caressés par l’opposition politique, l’ex-rébellion et le Groupe de travail international (GTI) viennent à être décidés. Gbagbo, qui est arrivé à Abuja avec son plan détaillé dans un long discours dont il épargnera à ses homologues la lecture complète semble résolu à aller au clash. Du reste, à peine ces hypothèses de travail consignées dans un document d’une demi-dizaine de feuillets par le secrétariat exécutif de la Cedeao ont-elles été évoquées que le chef de l’État ivoirien indique sans détours que ce sont les recommandations de la rébellion. « Je pensais que je venais rencontrer mes pairs pour qu’ils m’aident à retrouver des solutions à la crise que traverse mon pays. Je ne savais pas qu’ils avaient en tête de parachever le coup d’État qui a été tenté contre moi et qui a échoué. Si tel est le cas, je reprends immédiatement l’avion pour Abidjan. Je me suis trompé de sommet. Je ne peux pas débattre ici de la suspension de la Constitution de mon pays. Aucun d’entre vous ne l’accepterait. »
Le Bissauguinéen Vieira et le Cap-Verdien Pedro Pires, tous deux arrivés dans la capitale nigériane à bord d’un des Gruman gracieusement affrété par la présidence ivoirienne, interviennent pour manifester une bienveillante neutralité. La Libérienne Johnson-Sirleaf, quant à elle, met en garde contre le risque de créer un précédent dangereux. Ses autres collègues ne sont pas loin de penser la même chose. Ainsi d’Obasanjo, qui essaie de décrisper l’atmosphère en expliquant que ce ne sont là que de simples pistes, nullement des décisions. Sûr de son avantage, Gbagbo poursuit : « Qui a préparé ces fameuses pistes de réflexion ? Au nom de quoi ? Je ne comprends pas. Nous sommes tous des intellectuels réunis pour débattre d’une question. Comment peut-on arriver à une conclusion alors que les discussions n’ont pas commencé ? »
Tout le monde encaisse, touché, mais pas coulé. Même quand il interpelle Konan Banny qui fait état des difficultés rencontrées dans la conduite de sa feuille de route : « Qui est à l’origine des blocages ? s’interroge Gbagbo. Qui est-ce qui vous empêche de faire votre travail ? Vous réclamez des pouvoirs plus importants. En avez-vous besoin pour réaliser le désarmement et la réunification du pays ? » Et comme pour prendre à témoin ses homologues, il ajoute : « Procédons tout de suite à un pointage. Il faut qu’on dise ici quels sont les engagements des uns et des autres, qui a respecté les siens et qui ne l’a pas fait. Qu’est-ce qui reste à faire ? Par qui ? » L’antienne est connue de ceux qui suivent depuis quatre ans le dossier ivoirien. Il ne surprend plus. Surtout pas Konan Banny, qui ne demande pas expressément la suspension de la Loi fondamentale, de crainte sans doute d’apparaître aux yeux de ses compatriotes comme celui qui ?a offert leur pays à la tutelle étrangère.
Le Premier ministre n’en réclame pas moins les moyens de mener à bien sa tâche. Ni plus ni moins. Il rumine encore les vexations que Gbagbo vient de lui infliger. Il a refusé de lui prêter un des aéronefs de la flotte présidentielle pour venir assister au conclave, l’obligeant à embarquer dans celui de l’Onuci. Pis, une fois sur place, le chef du gouvernement et ses collaborateurs n’ont pu disposer de badges, la totalité de ces sésames ayant été récupérée par le numéro un ivoirien et sa délégation. L’incident n’a pas laissé tout le monde de marbre. Pas plus d’ailleurs que les déclarations, quelques jours plus tôt, de Pascal Affi Nguessan, le président du Front populaire ivoirien (FPI, de Gbagbo), menaçant de représailles les ressortissants ouest-africains installés en Côte d’Ivoire, si, par extraordinaire, le huis clos d’Abuja accouchait de décisions contraires aux intérêts du camp présidentiel.
Les chefs d’État Wade, Tandja, Obasanjo, approuvés par tous les autres, sont montés au créneau pour indiquer que s’ils peuvent à la limite laisser passer les élucubrations d’une certaine presse, il n’est pas question d’accepter les propos du patron du parti présidentiel. Et qu’ils le tiennent, lui, Gbagbo, personnellement responsable des conséquences que les déclarations d’Affi Nguessan pourraient avoir. Obasanjo va même jusqu’à brandir la menace de la Cour pénale internationale (CPI) en rappelant le sort de Charles Taylor, aujourd’hui dans une cellule de la CPI, à La Haye. Le coup est rude pour Gbagbo, qui ne convainc pas ses pairs sur les huit points de son plan de sortie de crise : condamnation formelle de la rébellion ; soutien ferme de la Cedeao au président élu de la Côte d’Ivoire ; suppression de la zone de confiance ; application stricte de la Constitution ; formation d’un gouvernement d’unité et abandon de celui résultant de l’accord de Marcoussis, qui fait la part belle aux partis ; interdiction de fixer la durée du mandat du président ; nomination d’un Premier ministre de son choix ; départ des troupes françaises
De même, le plaidoyer de Gbagbo en faveur du président sud-africain Thabo Mbeki n’emporte pas l’adhésion. Loin s’en faut. Il ne s’est pourtant pas privé d’indiquer : « Quand Mbeki a réussi à régler la question de l’éligibilité de Ouattara, vous l’avez félicité. Ne le rétribuez pas en monnaie de singe. Il m’a arraché des concessions, il est normal que la rébellion en accepte maintenant la contrepartie : le désarmement. » Mais dans leurs recommandations consignées dans un document de cinq feuillets, les chefs d’État condamnent, au contraire, les médiations parallèles. Cette claire allusion à celle que leur collègue sud-africain a tenté d’organiser le 26 septembre à Ouagadougou a donc renforcé les positions de Wade et Tandja, qui étaient déjà réservés sur la démarche de Mbeki. Une démarche par ailleurs récusée par l’opposition politique ainsi que par l’ex-rébellion, dont le chef de file, Guillaume Soro, non invité, s’est tout de même rendu à Abuja pour faire passer les « recommandations pour une nouvelle transition politique en Côte d’Ivoire » concoctées avec ses camarades. Peine perdue, malgré son lobbying – il a été reçu la veille du huis clos, notamment, par Obasanjo.
Encore un bon point pour Gbagbo, qui doit cependant baisser pavillon sur le maintien et le renforcement du mandat de la force française Licorne ainsi que des troupes de l’Onuci. Il se bagarre également en vain contre le maintien du GTI, sa bête noire, dont les prérogatives restent entières. Et finit par lâcher du lest sur les audiences foraines chargées de l’identification de la population ainsi que sur la délivrance du certificat de nationalité. Les chefs d’État ont ainsi pu souligner « la nécessité de prendre des mesures exceptionnelles qui faciliteraient la délivrance des jugements supplétifs et des certificats de nationalité le plus rapidement possible et de manière équitable. Le gouvernement pourra adopter, par ordonnance, des mesures appropriées pratiques dans l’esprit de la loi pour accélérer le processus de délivrance »
Cette formulation, prudente, ne traduit pas l’âpreté des discussions sur cette question. Pour amener Gbagbo à des positions plus souples, ses pairs l’ont ainsi interpellé : « Sauf à vouloir limiter la portée de ces audiences foraines et raccourcir la liste électorale qui en sortira, vous ne pouvez pas vous en tenir à la stricte lettre de la loi. Celle-ci ne doit pas être contournée, mais elle ne peut constituer un obstacle ; ce processus ne doit pas être une course d’obstacles pour les populations » Il est 18 h 30, il faut suspendre les travaux pour permettre à ceux des chefs d’État qui l’observent de rompre leur jeûne, et aux autres de se sustenter après six heures de palabres. Café, thé, dattes, petits fours et autres sandwichs font recette.
La pause est l’occasion d’apartés, avant la reprise de la séance une demi-heure plus tard. Vers 22 heures, tout le monde se quitte en se donnant rendez-vous le 17 octobre à Addis-Abeba, pour une session cruciale du Conseil de paix et de sécurité de l’UA. Laurent Gbagbo lui, a sauvé l’essentiel : son fauteuil. Après avoir recommandé « une nouvelle période de transition n’excédant pas douze mois », le document du sommet d’Abuja précise que pendant ce laps de temps, « le président Gbagbo demeure chef de l’État ». Ouf

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