Togo : paysage après la tempête

Publié le 15 mai 2005 Lecture : 7 minutes.

La voie est étroite, mais il n’y en a pas d’autre. Trois semaines après l’élection présidentielle du 24 avril, alors qu’une paix fragile règne à nouveau sur Lomé, c’est vers Libreville, au Gabon, que se tournent les regards. Selon nos informations, Omar Bongo Ondimba, qui a longuement reçu le 11 mai Pascal Bodjona, directeur de cabinet de
Faure Gnassingbé, s’apprête à réunir l’ensemble de la classe politique togolaise chez lui, au cours de la semaine du 16 mai, afin d’explorer les voies et moyens d’un consensus. Que ce projet se concrétise ou non, il indique le chemin à suivre pour délivrer le Togo de ses démons : le dialogue.
– Que peut, que doit faire Faure ?
Élu, à l’issue d’un scrutin contesté, par 60,15 % des voix (contre 38,25 % pour le candidat de l’opposition), le fils du général Eyadéma n’a pas d’autre choix que de jouer avec sincérité le jeu de l’ouverture. Pendant toute la campagne électorale, Faure Gnassingbé, conscient du chemin qui lui reste à parcourir pour dissocier son image de celle de son père, n’a cessé de répéter qu’il était prêt à former un gouvernement d’union, voire de cohabitation. Il ne dépend ni des chefs de l’armée, dont il a en quelque sorte sauvé la donne en leur permettant de sortir la tête haute d’un coup d’État calamiteux au lendemain du 5 février dernier, ni des caciques du RPT, qui s’accrochent à lui comme à une planche de salut. Le nouveau président a donc les mains libres au sein de son propre camp, ce qui n’est pas négligeable. En guise de signe républicain, et pour mieux se démarquer de l’ombre du « Vieux », Faure a réintégré le Palais de la présidence situé en bord de mer, délaissé par son père depuis 1991 pour des raisons de sécurité. Il y est dès six heures du matin – une habitude familiale -, et Lomé 2, centre du pouvoir sous Eyadéma, est redevenu une résidence privée. Dans l’expectative, les Togolais attendent de lui des gestes concrets d’apaisement et de réconciliation. Sa compassion à l’égard des familles endeuillées lors des émeutes des 26 et 27 avril et une déclaration suivie de garanties précises afin d’inciter les quelque vingt-cinq mille Togolais réfugiés au Bénin et au Ghana à revenir apparaissent indispensables. Il est également nécessaire que le nouveau président mette un terme au harcèlement judiciaire qui vise l’ancien Premier ministre Agbeyomé Kodjo, lequel, depuis son retour au Togo, a été tour à tour emprisonné, jugé, libéré, puis réincarcéré. Quelle que soit la réalité des charges qui pèsent contre cet ex-directeur du port de Lomé, son maintien en détention ne sert pas l’image de l’État de droit prôné par Faure.
– Que peut, que doit faire l’opposition ?
Pour honorable qu’elle soit, l’opposition dite modérée, représentée par Edem Kodjo, Nicolas Lawson, Harry Olympio et quelques autres, ne représente qu’un poids symbolique. À titre individuel, ces trois personnalités ont fait savoir qu’elles étaient prêtes à « servir » au sein d’un gouvernement d’ouverture, mais le véritable enjeu n’est pas là. Quid de Yawovi Agboyibo, Léopold Gnininvi ? Quid des avocats, de l’Église catholique, des ONG des droits de l’homme et de l’embryon de société civile ? Quid de Gilchrist Olympio ? Tout se passe pour l’instant comme si ce front, pourtant majoritaire à Lomé et dans tout le Sud, était en panne de stratégie, de directives claires et de coordination entre ses différentes composantes. L’émeute s’est heurtée à la répression, une mobilisation populaire pacifique de type ukrainien, libanais ou malgache n’a jamais pris corps, l’isolement international des opposants est préoccupant. Enfin, les munitions des 26 et 27 avril, ces bandes de jeunes radicaux qui tinrent deux jours durant la dragée haute aux forces de l’ordre, se sont épuisées et débandées aussi vite qu’elles étaient apparues. Que faire, donc, si ce n’est, d’une manière ou d’une autre, prendre langue avec le pouvoir, c’est-à-dire le reconnaître de facto tout en refusant de le faire de jure ? D’ores et déjà, Yawovi Agboyibo n’a pas formulé un non de principe quant à sa participation au sein d’un gouvernement d’union. Une hypothèse – qui reste à confirmer, notamment lors de la réunion de Libreville – d’autant mieux accueillie par Faure Gnassingbé que ce dernier s’est engagé dans une délicate manoeuvre d’isolement de l’opposition la plus dure : en l’occurrence l’aile extérieure de l’UFC, représentée par Gilchrist Olympio, l’unique personnalité togolaise dont on peut être sûr qu’elle ne collaborera jamais avec le fils d’Eyadéma.
– Que peuvent, que doivent faire les partenaires du Togo ?
L’heure n’est plus – et ne l’a d’ailleurs jamais été – aux pressions extérieures pour que le régime issu des urnes du 24 avril se démette, voire organise de nouvelles élections. À cet égard, la petite phrase prononcée le 11 mai par Nicolas Sarkozy sur une « parodie d’élection » dont « il n’y avait aucune matière à se féliciter » est évidemment à placer dans le strict contexte politico-français de son bras de fer avec Jacques Chirac. Idem pour l’étrange rapport émanant de certains membres, proches de l’opposition togolaise, de la représentation de l’Union européenne à Lomé – laquelle n’avait dépêché aucun observateur sur le terrain – évoquant des « présomptions de fraude massive » à propos du même scrutin. Pour fondé qu’il soit, ce document, que Bruxelles s’est refusé à assumer, mais qui a été pour beaucoup dans le refus symbolique exprimé le 12 mai par le Parlement européen de Strasbourg de reconnaître le nouveau régime, a valu à Faure Gnassingbé les excuses du délégué de l’UE, lequel a dû parallèlement déclencher une enquête interne sur l’origine de la fuite qui a permis à ce rapport d’être diffusé sur un site Internet de l’opposition.
En réalité, bien qu’avec des nuances dans le ton, l’urgence et l’injonction, les partenaires du Togo qui comptent, à savoir la France, l’Allemagne, l’Union européenne, les États-Unis et le Japon, s’accordent tous à prôner la mise en place d’un gouvernement d’union nationale, lequel organisera au plus tôt – avant la fin de 2005 – des élections législatives. Ce gouvernement aura pour tâche prioritaire d’achever la réalisation des vingt-deux engagements démocratiques auxquels le régime Eyadéma avait souscrit à Bruxelles en 2003. De leur mise en oeuvre dépend en effet la reprise de l’aide et de la coopération, de la part de l’UE, du FMI et de la Banque mondiale*. Ce schéma suppose évidemment des concessions, tant de la part de l’opposition que du pouvoir – Faure ne pourra ni ne devra diriger seul -, ainsi qu’un changement radical du mode de gouvernance en vigueur au Togo depuis quatre décennies. Les conseils d’un Obasanjo et l’entremise d’un Bongo sont donc précieux si Faure Gnassingbé veut faire une entrée sereine dans le club des chefs, à l’occasion du prochain sommet de l’Union africaine à Syrte, en Libye, au mois de juillet prochain…
– À propos du « cas » Charles Debbasch
C’est un épiphénomène, mais il est significatif de la psychologie de Faure Gnassingbé. Depuis son investiture, le nouveau président togolais a pris deux décrets : le 001, pour nommer l’ancien ambassadeur aux États-Unis, Pascal Bodjona, au poste de directeur de cabinet (en lieu et place de l’inamovible Gbegnon Amegboh), et le 002, pour nommer au poste de conseiller spécial à la présidence un certain Charles Debbasch, 67 ans. Omniprésent depuis le 5 février, l’ancien doyen de la faculté de droit d’Aix-en-Provence est aujourd’hui plus incontournable encore qu’il l’était sous Eyadéma. Il a accompagné Faure en Libye, au Maroc, au Burkina et ailleurs. Il a été de toutes les décisions et de toutes les négociations, pilotant le jeune héritier, largement novice en politique intérieure et extérieure, à travers le maquis des hommes et des procédures. Avant et après les audiences présidentielles, les ministres viennent écouter ses avis et lui rendre compte. Pour Faure, il est à la fois le tuteur et le plus proche des conseillers.
Le problème est que Charles Debbasch non seulement horripile le patron de l’Union africaine, Alpha Oumar Konaré, qui l’a fait savoir publiquement en le traitant de « mercenaire en col blanc », mais gêne également Paris – c’est même le moins que l’on puisse dire. D’autant que, le 11 mai, et à l’issue de treize années d’une procédure complexe qui l’oppose aux héritiers du peintre Vasarely, Debbasch a été condamné en France à un an de prison ferme, mandat d’arrêt à l’appui. Évidemment absent de l’audience (il était à Lomé), l’ancien collaborateur de Valéry Giscard d’Estaing, qui a toujours su garder de bonnes relations avec Jacques Chirac, s’est aussitôt pourvu en cassation, qualifiant au passage le verdict de la cour d’appel d’Aix de « scandale judiciaire ». En attendant, trois choses sont sûres : Charles Debbasch n’a aucune intention de se rendre en France pour y exécuter une décision qui est pour lui « un déni de justice ». Faure n’a pas plus l’intention de l’y contraindre, tout au contraire : Debbasch est pour lui précieux et on a, chez les Gnassingbé, le sens de la fidélité. La justice française, enfin, va inexorablement suivre son cours : le mandat d’arrêt deviendra international et Charles Debbasch voyagera désormais prudent – il est vrai qu’avec l’habileté et la causticité, la prudence est chez lui une seconde nature. Ce que l’on ignore encore, en revanche, c’est si cette affaire en rejoindra d’autres au rayon déjà bien garni des épines judiciaires plantées au coeur de la relation franco-africaine.

* Au Togo comme ailleurs sur le continent, un autre partenaire s’impose de plus en plus aux côtés des bailleurs de fonds traditionnels : la Chine. Aux côtés, mais à part. Les Chinois, qui construisent le nouveau palais présidentiel de Lomé, sont par principe légitimistes et coopèrent systématiquement avec le pouvoir quel qu’il soit en l’occurence celui de Faure Gnassingbé sans concertation avec les autres chancelleries.

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