Victoire en trompe l’il

Loin de mettre fin à la rébellion, la chute du bastion sunnite risque de mobiliser des militants antiaméricains non seulement en Irak, mais aussi dans une grande partie du monde arabe.

Publié le 14 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

« Il n’y a pas un seul chirurgien à Fallouja. Une de nos ambulances a été atteinte par un tir américain et un médecin a été touché. Il y a des dizaines et des dizaines de civils blessés, bloqués chez eux, que nous ne pouvons transporter. Un garçon de 13 ans vient de mourir dans mes bras. » C’est l’appel dramatique lancé, la semaine dernière, par un médecin irakien, Sami al-Djoumaïli. Il avait réussi à fuir son hôpital juste avant l’assaut américain, et il téléphonait de chez un particulier où il aidait à soigner les blessés. À la vue des images terribles que diffusent les télévisions arabes, où s’accumulent les morts et les blessés, où s’entassent des prisonniers irakiens, ligotés, battus à coups de pied et à coups de poing, beaucoup jugeront que l’offensive américaine est un crime contre l’humanité, un crime de guerre.
Il ne fait pas de doute que les États-Unis – aidés de quelques unités de la nouvelle armée irakienne – peuvent s’emparer de Fallouja. Les insurgés n’ont évidemment aucun moyen de résister aux avions, aux tanks, à l’artillerie et à l’équipement high-tech des forces armées américaines. De toute façon, beaucoup de combattants se sont déjà échappés et, dit-on, se regroupent à Ramadi. Mais de quel droit les États-Unis vident-ils une ville étrangère de la plupart de ses habitants, la réduisent-ils en poussière et tuent-ils les survivants ? Qui sont ces nouveaux barbares ? En quoi cela peut-il servir les intérêts à long terme des États-Unis ? Un tel assaut ne peut qu’alimenter la haine antiaméricaine et rester dans la mémoire des Irakiens comme un sanglant épisode d’une guerre coloniale moderne. Les États-Unis ont beau s’en défendre, leurs actes contredisent leurs paroles. Le président George W. Bush affirme que l’offensive a pour but de « régler leur compte… à ceux qui veulent s’opposer à la démocratie ». Son porte-parole, Scott McClellan, s’est fait l’écho de la doctrine officielle en déclarant qu’« un Irak libre contribuera à transformer une région dangereuse et à apporter plus de sécurité à l’Amérique ».
L’argument selon lequel il faut détruire un pays pour le « libérer » ne tient pas debout. Quels sont donc les véritables objectifs de guerre de l’Amérique ? Qu’espère-t-elle ? Qu’est-elle venue faire à Fallouja ? Les uns disent que l’offensive vise à redonner le moral aux marines, qui n’ont pas digéré leur échec d’avril dernier, lorsqu’ils ont essayé de prendre le contrôle de la ville. D’autres, plus nombreux, estiment que les États-Unis cherchent à se sortir du bourbier irakien et qu’ils considèrent que les élections prévues pour le 27 janvier 2005 sont leur meilleure chance de s’en tirer avec les honneurs. Mais pour que les élections paraissent légitimes et que toute la population y participe, il faut « pacifier le triangle sunnite », ce qui signifie qu’il faut se débarrasser du bastion rebelle de Fallouja. Si telle est la stratégie américaine, elle signifie que Washington a admis que la guerre ne peut pas être gagnée. L’Amérique veut donc arrêter là ses pertes et s’en aller, mais il faut d’abord assurer un minimum de sécurité et de stabilité institutionnelle.
Il y a, cependant, une troisième interprétation, qui fait envisager un avenir différent et plus sombre pour l’Irak. L’assaut contre Fallouja serait dans la ligne d’une politique étrangère encore plus agressive, comme on pouvait peut-être s’y attendre après la réélection de Bush. Les néoconservateurs de la Maison Banche n’ont aucune intention de renoncer à leurs ambitions. Leur programme prévoit de « finir le travail » en Irak, ce qui veut dire éliminer toute opposition et faire de ce pays riche en pétrole un client des États-Unis ; « changer de régime » en Iran, en Syrie et en Corée du Nord ; poursuivre la guerre contre le terrorisme et pratiquement toutes les manifestations d’islam militant, aujourd’hui baptisé « islamo-fascisme » par les néocons ; et, par-dessus tout, s’assurer que dans l’après-Arafat il n’y ait aucune pression américaine sur Israël pour l’inciter à renoncer à la Cisjordanie ou à négocier avec les Palestiniens autrement qu’aux conditions israéliennes. La question aujourd’hui n’est pas de savoir si les États-Unis peuvent remporter la bataille militaire, mais s’ils peuvent garder le contrôle de Fallouja pendant les trois mois à venir, et s’ils ne vont pas se trouver face à de tels soulèvements dans d’autres villes.
On peut s’interroger sur la nature de l’opposition à laquelle se heurtent les États-Unis en Irak et sur le genre de guerre qu’ils y mènent. Si l’on considère que l’opposition est constituée d’un nombre limité de « terroristes », alors les tuer ou les capturer semblerait être une ambition acceptable. Si, en revanche, l’opposition armée à Fallouja n’est que le fer de lance d’un vaste mouvement national de résistance à l’occupation, alors la tâche des Américains est beaucoup plus compliquée et semble vouée à l’échec.
En parlant de la nécessité de « nettoyer l’Irak de ses terroristes », le Premier ministre Iyad Allaoui a commis la grave erreur d’adopter la terminologie américaine. Les ravisseurs ont enlevé trois membres de sa famille et ont menacé de les tuer si l’on ne mettait pas fin à l’offensive contre Fallouja. Allaoui est donc soumis à une forte pression personnelle.
C’est une illustration du fait que la guerre en Irak n’est pas une guerre conventionnelle, avec un commencement et une fin, dans laquelle un ennemi vaincu signe un document officialisant sa reddition. C’est une guérilla « asymétrique » qui pourrait durer des années, où les victimes des embuscades, des tireurs isolés et des attaques de convois peuvent être nombreuses, où l’ennemi refuse le combat de front et se fond dans la population civile, et où le territoire conquis ne peut être définitivement conservé. Il semble hautement probable que Saddam Hussein se soit préparé à un tel conflit et qu’il ait organisé des caches d’armes dans tout le pays, sachant que son armée n’avait aucune chance dans une guerre conventionnelle contre les États-Unis.
Être engagées dans une guérilla peut être extrêmement démoralisant pour des unités conventionnelles. Loin de mettre fin à la rébellion, une « victoire » américaine à Fallouja risque de mobiliser des militants antiaméricains non seulement en Irak, mais aussi dans une grande partie du monde arabe. Bush, Blair et Allaoui ont été avertis. Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a souligné qu’« une action militaire violente menée par une puissance occupante contre les habitants d’un pays occupé ne pouvait qu’aggraver les choses ». Le président provisoire de l’Irak, le chef tribal Ghazi al-Yaouir, s’est désolidarisé de la politique d’Allaoui. Le principal parti sunnite arabe s’est retiré du gouvernement. Les prêcheurs sunnites ont appelé à une campagne de désobéissance civile, et l’on raconte que des militants armés ont claironné que « toutes les villes d’Irak seraient des Fallouja » !
À propos d’un autre conflit – celui de la « sale guerre » des années 1990 contre les islamistes -, l’opposant algérien Hocine Aït Ahmed remarquait que « l’Histoire nous enseigne que toute guerre contre le terrorisme devient terreur d’État quand, sous couvert de lutte antiterroriste, les populations en deviennent massivement les victimes ». Une pensée que Bush ferait bien de méditer.

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