Que nous disent les fous ?

Aliénations, de Malek Bensmaïl (sortie à Paris le 17 novembre)

Publié le 14 novembre 2004 Lecture : 3 minutes.

« Le progrès humain et moral d’une société se mesure à la façon dont elle traite ses fous », nous rappelle avant toute chose, et avec bon sens, le réalisateur d’Aliénations. Son documentaire, dédié à son père récemment disparu, Belkacem Bensmaïl, l’un des grands noms de la psychiatrie algérienne, nous montre le quotidien des malades mentaux dans l’hôpital de Constantine. À en juger par le dévouement, la patience, la qualité d’écoute des médecins et des infirmiers qu’on voit ici à l’uvre, on pourrait penser, à première vue, que l’Algérie s’en sort bien, en tant que nation « progressiste », après avoir subi l’épreuve des faits en matière de santé mentale.
Pure illusion : les choix des responsables gouvernementaux tout comme l’histoire récente du pays, apprend-on, ont conduit la psychiatrie, quels que soient les efforts du personnel soignant, à devenir un des secteurs sinistrés du champ de la santé publique. Mais là n’est pas le sujet de ce film, qui entend plutôt nous faire comprendre que l’hôpital et les patients qu’il abrite nous parlent de la société qui les entoure et de ses dérives apparentes ou cachées. Comme si les fous nous renseignaient avant tout, par le biais de leurs symptômes et de la nature de leurs divagations, sur les maladies de la société algérienne.
Les discours des patients, en effet, aussi délirants soient-ils, ne cessent de se rapporter à la situation difficile que connaît l’Algérie depuis l’indépendance. De l’homme qui se prend pour « l’émir de la paix » et entend « pacifier le monde entier en allant parler avec les terroristes » à son compagnon d’infortune qui assure que « si l’on cultivait le Sahara, on vivrait très bien en Algérie », en passant par ceux qui pensent que « c’est le gouvernement qui pousse le peuple à prendre des cachets », tous ne font que recenser à leur manière les causes ou les manifestations du malaise social, politique ou religieux du pays.
La force même de ce documentaire, d’autant plus réussi qu’il ne se risque à aucune démonstration appuyée, est pourtant à chercher ailleurs. Les délires des patients résistent à toutes les rationalisations que semblent permettre d’opérer les questions qu’ils abordent. Si les psychotiques paraissent souvent ne pas manquer de sens des réalités, c’est avant tout parce qu’ils ont besoin de mettre du sens partout, de tout expliquer pour donner de la consistance à leur délire et par là même à l’univers dans lequel ils vivent mentalement. Cela tout simplement afin de ne pas s’écrouler, de ne pas être submergé par l’angoisse. Ce dont, manifestement, ne doutent pas en dernier ressort les thérapeutes de Constantine. Certains d’entre eux, pourtant très « professionnels », ne cachent pas que les malades, à leurs yeux, sont moins victimes des dysfonctionnements de la société que « des djinns qui entrent dans les gens et qu’il faut faire sortir ». Et tous respectent les propos qu’ils entendent, aussi bizarres soient-ils, sans tenter de raisonner leurs auteurs.
Voilà pourquoi Aliénations n’est pas seulement un témoignage sur la société algérienne ou une enquête attachante sur le fonctionnement d’un hôpital psychiatrique, mais aussi un film qui interroge au plus profond ce qu’est la psychose et les réactions qu’elle peut susciter. Non pas en expliquant la folie, ce qui serait voué à l’échec, mais en acceptant de la regarder en face. Avec de la sympathie pour ceux patients ou soignants qui l’affrontent, mais sans complaisance aucune.

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