Envoyé spécial en enfer

Reporter de guerre, Mohamed exerce son métier à Bagdad, Fallouja et Nadjaf. Dans un chaos de plus en plus grand et au péril de sa vie. Récit.

Publié le 14 novembre 2004 Lecture : 4 minutes.

Ce mardi 2 novembre, Mohamed se réveille au bruit des déflagrations et des détonations d’armes automatiques. Encore une voiture piégée qui explose à Bagdad. Il a juste le temps d’enfiler son gilet pare-balles avant de se précipiter sur les lieux de l’attentat. Il faut prendre des photos. Surtout, ignorer l’horreur qu’inspire la scène, ne pas prêter attention aux cris des suppliciés. Il faut filmer vite pour que, deux heures plus tard, les photos puissent arriver aux quatre coins du monde. Le lendemain, il devra accomplir le même boulot, c’est-à-dire reporter de guerre.
En Irak depuis six mois, Mohamed, 28 ans, est un témoin privilégié du chaos dans lequel le pays est plongé depuis la chute de Saddam Hussein en avril 2003. Son expérience, il l’a acquise en Algérie, où il a couvert les massacres qui endeuillaient son pays. « Je croyais être revenu de loin. Mon lot d’horreurs, je l’avais déjà eu. Mais l’Irak est un autre enfer. Le danger peut surgir de partout. Lorsqu’on part en reportage, on n’est jamais sûr de rentrer vivant chez soi. »
À Bagdad, la plupart des envoyés spéciaux vivent retranchés dans des hôtels bunkers comme le Sheraton et le Palestine, qui sont aussi bien protégés que le quartier général du Pentagone. Fox News, CNN, plusieurs grands journaux et agences de presse y ont loué des étages entiers.
Mohamed, lui, ne vit pas à l’hôtel. Pour plus de discrétion, son agence loue une maison dans un quartier de Bagdad. Mais toutes les précautions du monde ne peuvent suffire à se protéger des attentats et des menaces d’enlèvement. « Avec mon appareil photo et mon gilet pare-balles, je suis très vite repéré », dit-il.
Exercer le métier de journaliste est particulièrement dangereux en Irak. Trente-neuf reporters et quatorze de leurs collaborateurs ont été tués ; les deux journalistes français du Figaro, Christian Chesnot et Georges Malbrunot, et leur chauffeur syrien, sont toujours entre les mains de leurs ravisseurs. Le 30 octobre, le siège de la télévision Al-Arabiya, pourtant situé dans la « zone verte », un quartier ultra-protégé de Bagdad, a été dévasté par une bombe qui a fait plusieurs blessés parmi les journalistes. Comment travaille-t-on quand on est reporter dans un pays en guerre ?
Mohamed a la chance d’avoir le « bon profil ». Il est brun, il parle l’arabe et il est jeune, comme la plupart des combattants qu’il a côtoyés à Bagdad, Nadjaf, Fallouja et Samarra. Les miliciens de la résistance l’appellent « l’Algérien », un surnom qui lui permet de les approcher en confiance. Pendant des mois, Mohamed a partagé leur quotidien. Un milicien lui a confié un jour : « La différence entre les Américains et nous, c’est que nous voulons mourir. Eux ont peur de la mort. »
En août dernier, à Nadjaf, une marche des partisans de l’imam Moqtada Sadr tourne au carnage. Débordés, des policiers irakiens tirent dans la foule. Parmi les manifestants, des journalistes. L’horreur durera quatre heures. « Plusieurs photographes se sont réfugiés derrière un tracteur. J’entends encore le claquement des balles sur le métal. Autour, les gens tombaient comme des mouches. Je me souviens avoir ressenti de la peur et de l’impuissance », se souvient Mohamed. Ce jour-là, il a eu de la chance. Cette baraka, Kharam Hussein, son ami et collègue de l’agence, ne l’a pas eue. Lui était originaire de Mossoul, dans le nord de l’Irak. Une nuit, quatre hommes se présentent à son domicile. Son crime ? Couvrir l’actualité à Mossoul. Son châtiment ? Trente balles dans la tête. Mohamed se souvient de la veille du meurtre. « Kharam m’avait confié sa peur. Il voulait arrêter le journalisme, qui finirait par lui coûter la vie. Mais il était heureux d’avoir gagné 2 500 dollars, une fortune en Irak. Son visage me hantera toujours. »
Anne-Sophie, reporter free lance pour plusieurs journaux, n’a pas le profil de Mohamed. Elle est française. Forcément une cible facile. Pour faire ses reportages, elle ne sort jamais sans son abaya, ce voile qui la protège du regard des autres. En sept mois de présence en Irak, elle a vu la situation se dégrader au fil des jours. Pourtant, elle se croyait aguerrie. Elle a couvert d’autres conflits, connu d’autres zones de combats, notamment l’Afghanistan, en pleine offensive américaine contre les talibans. Mais, à côté de Bagdad, Kaboul fait figure de promenade de santé. « En Irak, le danger s’accroît et le radicalisme s’enracine dans la société. Les gens assimilent tout étranger à un Américain », dit-elle. Du coup, certains reporters ne prennent plus le risque de sortir de leur hôtel. Trop dangereux. Un correspondant de l’Associated Press n’a-t-il pas reconnu que les journalistes anglo-saxons vivent dans une bulle ? « Si nous sommes au courant de 1 % de ce qui se passe en Irak, nous pouvons nous considérer comme chanceux », a-t-il confié à l’envoyé spécial de Rolling Stone. Pour supporter la pression, beaucoup carburent à l’alcool ou au cannabis.
Anne-Sophie refuse de se terrer, mais ses sorties sont d’autant plus périlleuses que les espions sont partout. « Désormais, je change mes itinéraires, je m’entoure de personnes de confiance et je prends soin de ne jamais dire où je vais. Nous savons tous que les personnels des hôtels sont des indicateurs, de ceux qui vont vous vendre à la résistance. Comme les autres, je suis atteinte de paranoïa. » Bien sûr, les enlèvements marquent les esprits, et la mort du reporter italien Enzo Baldoni, égorgé par ses ravisseurs, hante tout journaliste qui débarque en Irak. Anne-Sophie en garde un souvenir douloureux. Baldoni était son voisin de palier à Bagdad. « Je le revois regarder ses photos et commenter le quotidien des Irakiens avec une émotion presque enfantine. Le plus dur a été d’écrire sa nécrologie. Songer qu’il n’y a aucune limite à l’horreur… » Pourtant, la vie continue. Le temps vous endurcit, mais on ne s’y fait jamais vraiment. « On ne parvient à exorciser le mal que par l’écriture, conclut-elle. La force de témoigner devient plus forte que la peur. Plus forte que la mort. »

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires