Chine-Inde : les géants de demain ?

Publié le 14 août 2005 Lecture : 10 minutes.

L’Inde et la Chine seront-elles les puissances mondiales dominantes au milieu du XXIe siècle ? Vaste question qu’il est légitime de se poser en ce début de siècle. Le déclin, en termes relatifs, de l’Europe, de l’Amérique mais aussi du Japon est-il inexorable ? Qui arrêtera l’essor de l’Inde et de la Chine ? De loin les plus peuplés de notre planète, ces deux pays sont-ils appelés à en dominer l’économie dans un avenir plus ou moins proche ?
Foreign Affairs, la très sérieuse revue américaine, estime que le transfert du pouvoir de l’Ouest à l’Est est en train de s’accélérer et qu’il changera bientôt la donne des relations internationales. Selon elle, le dynamisme économique de l’Asie se traduira tôt ou tard par un renforcement de sa puissance politique et militaire. Les risques de conflit s’en trouveront nécessairement accrus.
Principale puissance émergente, la Chine n’est toutefois pas la seule. L’Inde, entre autres, peut se prévaloir d’un taux de croissance supérieur à 8 %, à peine moins important que celui de sa rivale asiatique (un peu plus de 9 %). Foreign Affairs s’attend à ce que l’économie de la Chine soit, par la taille, le double de celle de l’Allemagne dès 2010 et dépasse celle du Japon en 2020. Si l’Inde parvient à conserver un taux de croissance moyen de 6 % pendant cinquante ans, elle pourrait alors égaler, voire dépasser la Chine.

Sur le plan des chiffres, l’analyse est convaincante. La Chine et l’Inde comptant à elles deux près de 2,5 milliards d’habitants, soit 40 % de la population mondiale, leur potentiel économique est forcément gigantesque. Leur rythme de croissance est tel que leurs économies font plus que doubler tous les dix ans.
Jusqu’à une époque relativement récente, les promesses de l’économie indienne étaient largement sous-estimées. Bien peu de commentateurs croyaient à la possible, sinon probable, irruption de ce pays parmi les principaux acteurs de la scène mondiale. Certes, comme la plupart de ses voisins asiatiques, l’Inde avait réussi à mener à bien sa « révolution verte » et à conjurer les risques de famine qui lui étaient naguère familiers. L’importance de sa population et la qualité de ses élites, notamment scientifiques, en partie formées en Amérique et en Europe, étaient connues. Les performances de certaines de ses industries, notamment dans le secteur des technologies de pointe, aussi. Mais le pays n’arrivait pas à se débarrasser de l’image peu flatteuse que lui avaient value les politiques dirigistes et nationalistes mises en oeuvre pendant les longs « règnes » des Premiers ministres Jawaharlal Nehru et Indira Gandhi, sa fille. Ni le Parti du Congrès au pouvoir, ni l’opposition, divisée et très conservatrice, n’envisageaient un instant de transcender les clivages sociologiques et de lutter contre la tradition de passivité de la population.
L’effondrement de l’Union soviétique, longtemps principal partenaire de l’Inde, le décollage économique du voisin chinois, l’ouverture croissante des marchés mondiaux et, sur le plan intérieur, l’influence croissante d’une minorité tournée vers le monde extérieur ont contribué à accélérer les indispensables mutations. De manière très significative, les orientations économiques du Premier ministre Manmohan Singh, du Parti du Congrès, vont dans le même sens que celles de son prédécesseur (et adversaire) nationaliste. Il y a donc des raisons de penser qu’il existe désormais un consensus entre les principales forces politiques sur la voie à suivre pour assurer le progrès continu de l’activité.

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Les deux pays attirent désormais les investissements étrangers, et les créations d’entreprises s’y multiplient. Disposant d’une main-d’oeuvre aussi inépuisable que peu coûteuse, celles-ci parviennent à des coûts de fabrication sur lesquels leurs concurrentes des pays développés peuvent difficilement s’aligner. Le commerce extérieur est lui aussi en pleine expansion : il est aujourd’hui quasi équilibré dans le cas de l’Inde et très excédentaire dans celui de la Chine. Les surplus financiers chinois contribuent de façon significative à alimenter l’économie américaine, avide de capitaux étrangers pour compenser une épargne insuffisante et les graves déficits de la balance commerciale.
La Chine et l’Inde seraient-elles assurées d’un irrésistible progrès ? Tel n’est certainement pas le cas. Elles présentent en effet un certain nombre de faiblesses, dont la moindre n’est pas la corruption à très grande échelle dont l’une et l’autre sont les victimes. Dans ces pays, tout détenteur d’une autorité ou d’un pouvoir quelconque est soumis à la tentation d’en monnayer l’exercice. Le phénomène est encore aggravé par l’existence de bureaucraties tentaculaires et par le fait que les fonctionnaires sont mal payés.
Par ailleurs, la rigidité des structures sociales et le caractère majoritairement conservateur et parfois xénophobe des mentalités freinent l’ouverture vers le monde extérieur.
Homogène à plus de 80 %, la population chinoise ne conçoit sa relation avec les minorités musulmane et tibétaine qu’en termes de domination absolue. Et l’autoritarisme du régime communiste n’arrange évidemment pas les choses ! Aucune liberté de religion et/ou d’expression n’est tolérée. En dépit de ces blocages, la Chine parviendra-t-elle à mener à bien les adaptations, les réformes et les ouvertures que nécessitera la poursuite de son essor récent ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’au sein des instances du pouvoir, à Pékin, les rivalités sont vives, surtout en matière de sécurité et de politique étrangère. Cette situation, qui pourrait notamment déboucher sur une crise ouverte à propos de Taiwan, inquiète tous les voisins de la Chine. Autre handicap de l’économie chinoise : les difficultés d’approvisionnement en énergie. Dans la plupart des centres urbains – et même, depuis peu, dans la région de Pékin -, les usines sont victimes de coupures d’électricité récurrentes.

L’Inde pratique la démocratie, mais le système des castes y est solidement établi. Hindouiste à 80 %, sa population n’hésite pas, à l’occasion, à s’en prendre aux autres religions, à détruire leurs lieux de culte et à massacrer leurs représentants. Elle n’a pas été en mesure de faire accepter sa domination sur le Cachemire, où l’hindouisme est minoritaire.
Chine et Inde disposent par ailleurs de diasporas actives, prospères et bien intégrées dans leurs pays d’accueil : en Asie et en Amérique du Nord pour la première ; sur le pourtour de l’océan Indien pour la seconde. En raison de leurs dimensions, sans doute, mais aussi d’une certaine propension à la domination et à l’intolérance, les deux pays entretiennent avec leurs voisins des relations politiques d’autant plus difficiles que l’un et l’autre disposent de l’arme nucléaire. Enfin, une forte tension a longtemps prévalu à leur frontière commune. Ce n’est que récemment qu’ils ont entrepris de développer leurs relations économiques.
Pays aux climats extrêmes, la Chine et l’Inde subissent des intempéries violentes. Leurs ressources en eau sont très inégalement réparties. Celles en énergie également, qui sont insuffisantes pour satisfaire leurs besoins. Cela est particulièrement vrai pour la Chine, dotée, certes, d’importantes réserves de charbon, mais celui-ci est très polluant.
Les chances de la Chine et de l’Inde découlent au premier chef de la taille de leur population et de leur dynamisme. Les Chinois sont entreprenants par nature et par tradition, les Indiens le deviennent lorsqu’ils sont motivés et que l’occasion leur en est donnée.
Depuis de nombreuses années, elles fournissent, l’une et l’autre, des recrues nombreuses aux meilleures universités, notamment scientifiques, de l’Amérique du Nord et de l’Europe occidentale. Leurs diasporas, très bien formées et actives hors de leurs frontières, sont un apport puissant de talents et une source de capitaux et d’investisseurs. Leurs capacités manufacturières à bon marché sont quasiment illimitées, comme les capacités d’absorption de leurs marchés domestiques.
Après l’avoir été pour le textile, l’Inde est devenue un pourvoyeur essentiel de services informatiques. La Chine, qui a un quasi-monopole de la fabrication des jouets, est un producteur majeur de produits manufacturés, notamment dans le domaine de la communication. La survie alimentaire des deux populations ayant été assurée, celles-ci tendent à s’équiper en matériel électroménager, en véhicules de transport et en moyens d’information et de communication, ce qui augure favorablement de l’évolution de leur maturité politique.
Ce cercle vertueux ne doit pas faire oublier le problème, dramatique par son ampleur, des segments de populations sans activité, masses rurales et urbaines en état de survie précaire, à l’écart d’un progrès qui reste confiné à des couches de population encore relativement limitées, même si elles tendent à s’accroître. De même, le poids d’industries lourdes dépassées techniquement continue à peser sur un secteur public long à se réformer.

Qu’en déduire ? Il y a de fortes probabilités pour que les courbes de croissance qu’ont connues la Chine depuis une vingtaine d’années et l’Inde plus récemment ne se prolongent pas durablement à leur niveau actuel. L’expérience est là pour nous rappeler que les premières phases du développement sont, relativement parlant, les plus aisées à parcourir. L’Allemagne de l’Ouest et le Japon, sans même parler des voisins de l’Allemagne en Europe occidentale et de la Corée du Sud, ont connu de longues suites d’années fastes au cours desquelles rien ne semblait pouvoir freiner leur essor. Dans un passé plus récent, elles ont peiné à redynamiser leur appareil de production. L’Inde et la Chine subiront, à terme, la concurrence de nouveaux venus sur les marchés mondiaux. L’Asie du Sud et du Sud-Est, l’Amérique du Sud (peut-être enfin l’Afrique) connaîtront un essor semblable au leur aujourd’hui. L’Union européenne (UE), lorsqu’elle aura pleinement intégré les pays de l’Est, et l’Amérique du Nord, lorsque sa composante mexicaine se sera plus étroitement associée aux États-Unis et au Canada, sont susceptibles de renouveler les données de leur expansion et de lutter plus efficacement contre les concurrents que sont la Chine et l’Inde.
Ces dernières connaissent de très fortes tensions internes, aggravées par les divergences croissantes entre, d’une part, les segments de populations impliquées dans leur progression rapide et qui en bénéficient, et, d’autre part, les laissés-pour-compte qui peineront durablement à les rejoindre.
La surchauffe de l’économie chinoise est un fait établi. Ses responsables s’emploient à la réduire et à ramener le taux de croissance de près de 10 % l’an à 7 %. Y parviendront-ils sans gripper la machine ? Se décideront-ils à réévaluer leur monnaie et à réduire la puissance de leur atout concurrentiel ? Les affirmations de puissance, en particulier de la Chine vers ses voisins (notamment en direction de Taiwan), seront-elles contrôlées de façon à éviter les provocations et les conflits possibles ?
Le Japon, qu’il serait très irréaliste d’ignorer, n’a-t-il pas les moyens de maintenir ouverts les jeux d’influence en Asie et dans le monde ? Les États-Unis se laisseront-ils marginaliser dans la zone Pacifique dont ils estiment faire partie ?

Le régime démocratique de l’Inde et la récente alternance politique qu’elle a vécue, la relève maintenant achevée à la tête des institutions chinoises ne doivent pas faire illusion. La dimension même des deux pays, la taille gigantesque de leurs populations respectives rendront toujours difficile l’exercice de l’autorité et du pouvoir. Le caractère fédéral des institutions correspond à des différences d’intérêts, de traditions, de points de vue.
Les éclipses de la puissance, de l’autorité et de l’influence de l’Inde et de la Chine au fil des siècles et, notamment, au XIXe et au début du XXe siècle, ne sont pas le fruit du hasard. L’Inde, parce qu’elle a des institutions plus ouvertes et dispose de cadres juridiques, financiers et administratifs plus élaborés, a des chances de s’adapter plus aisément que la Chine, figée dans son refus d’ouvrir des institutions susceptibles d’exploser, soumises qu’elles sont déjà à l’irrésistible progrès de la communication et de l’information. La soif d’énergie est d’ores et déjà devenue un problème d’une telle ampleur qu’il affectera immanquablement l’économie et la stratégie des grands pays, développant leurs tentations impérialistes et multipliant les causes de tension.
L’importance de sa population, le développement récent et rapide de l’activité industrielle et commerciale de la Chine justifient pleinement le rôle croissant qu’elle joue en Asie et dans le monde. Elle n’est pas encore une puissance de premier ordre, et il lui reste beaucoup de chemin à parcourir et d’obstacles à surmonter pour occuper la position qu’elle ambitionne. Tôt ou tard, il lui faudra ouvrir son système politique, sous la pression de sa population exposée, chaque jour davantage, au monde extérieur, sous celle de ses partenaires étrangers qu’elle a tendance à traiter médiocrement lorsqu’elle s’estime en mesure de le faire, ou simplement de par les nécessités de son progrès. L’Inde ne « fait pas encore le poids » en Asie et dans le monde, mais son évolution soulève moins de problèmes que celle de la Chine et rencontrera vraisemblablement moins d’obstacles. Le temps aidant, elle accédera à un statut de premier plan si elle sait surmonter le nationalisme étriqué d’une part notable de sa population. Une croissance bien gérée peut y contribuer.

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Les nécessités de l’équilibre régional et planétaire favoriseront l’Inde par rapport à la Chine, non pas contre la Chine. Mais il ne faut pas sous-estimer les autres acteurs de la zone, au premier rang desquels le Japon, qui apprendra par nécessité, plus aisément que par le passé, à encourager les partenariats équilibrés. L’Asie, dans son ensemble, justifie le respect, l’attention et l’intervention active et respectueuse tout à la fois des grands partenaires de la planète.
Le dynamisme des populations asiatiques, les progrès qu’elles enregistrent doivent servir de leçon à ceux qui sont enclins à attendre leur progrès de l’assistance d’autrui. La Chine a des atouts importants à faire valoir. L’avenir lui est ouvert. Son rôle, comme celui de l’Inde, reste largement à définir. Le monde du XXIe siècle sera passionnant si, comme on peut le penser, l’Asie y joue un rôle croissant. Sera-t-il dominé par l’Inde et la Chine à échéance relativement rapprochée ? Il est permis d’en douter, sans mettre en cause leur potentiel de progrès et l’extension de leur influence.

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