Tunisie-Israël : bidonnage et diplomatie

Publié le 13 novembre 2005 Lecture : 6 minutes.

Est-ce de l’Histoire ? Est-ce un brûlot fait de bric et de broc au service d’une campagne israélienne de désinformation ? Telles sont les questions que soulève le livre de l’Israélien Michael Menachem Laskier intitulé Israel and the Maghreb : from Statehood to Oslo (« Israël et le Maghreb : de la fondation de l’État à Oslo », University Press of Florida, 2004). Les affirmations de l’auteur à propos de la Tunisie ont été reprises dans deux articles parus dans J.A.I. (nos 2327-2328 et 2329).
Laskier parle d’une « connexion israélo-tunisienne » dans laquelle seraient impliqués plusieurs dirigeants tunisiens lors de la lutte pour l’indépendance et après. Un lecteur de J.A.I. a écrit à la rédaction pour tirer la conclusion, hâtive, qu’Habib Bourguiba et ses compagnons étaient « dévoués » à Israël. D’autres lecteurs se demandent si ce livre n’est pas destiné à fabriquer une généalogie pour « banaliser » une prochaine normalisation tuniso-israélienne.
Une telle « connexion » a-t-elle jamais existé ? La question s’impose vu la personnalité et les sources de l’auteur. Laskier enseigne à l’université Bar-Ilan, fondée en Israël par des rabbins, et réputée bastion de l’orthodoxie sioniste. Ses sources sont essentiellement des archives d’agents israéliens, surtout diplomatiques. De ce fait, son livre ne pouvait être qu’unilatéral et biaisé.

C’est pourquoi nous avons recueilli les témoignages des Tunisiens cités ou des membres de leurs familles ainsi que d’anciens lieutenants de Bourguiba, tous bien avertis de l’époque 1952-1987. Conclusion : la plupart des contacts secrets avec des officiels israéliens rapportés par Laskier n’auraient pas eu lieu.
Au préalable, il est un amalgame que l’on retrouve à longueur de pages dans le livre de Laskier et auquel il faut tordre le cou parce qu’il ne peut que justifier l’antisémitisme. Il s’agit du dogme israélien qui suggère qu’un contact avec un juif, quelle que soit sa nationalité, est assimilable à un contact avec un Israélien, voire à un acte politique en direction de l’État d’Israël. C’est dans cette catégorie que tombent les contacts avec les dirigeants non israéliens du Congrès juif mondial (CJM) à qui Bourguiba ou ses lieutenants ont accordé quelques rares audiences entre 1955 et 1966. Nos sources tunisiennes les confirment, mais nous considérons qu’ils sont sans rapport avec l’État Israël. Le CJM à l’époque disait s’occuper des communautés juives dans le monde, sauf celle d’Israël, et se distinguait nettement de l’Organisation sioniste mondiale et de l’Agence juive directement impliquées dans la colonisation de la Palestine.

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Le président du CJM, Nahum Goldman, alors citoyen américain, n’était pas en odeur de sainteté auprès des dirigeants israéliens parce qu’il ne partageait pas leurs visions expansionnistes et dénonçait l’injustice faite aux Palestiniens. Son adjoint anglais Alex Easterman, secrétaire politique à la section britannique, venait s’enquérir du sort de la communauté juive de Tunisie au lendemain de l’indépendance jusqu’au jour où, en 1966, il a tenté de se poser en médiateur avec Israël. Cela a été sa dernière audience.
Laskier écrit aussi que Bourguiba, alors sans titre officiel, aurait eu un entretien à Paris le 6 février 1956 avec Jacob Tsur, ambassadeur d’Israël. Les ex-lieutenants de Bourguiba que nous avons interrogés n’ont aucun souvenir d’une telle entrevue, à six semaines de l’indépendance.
Selon Laskier, feu Bahi Ladgham, dirigeant du parti nationaliste du Néo-Destour à l’époque, aurait rencontré, le 25 juin 1952, Gideon Raphael, chef de la mission d’Israël auprès de l’ONU à New York, qui aurait également rencontré feu Salah Ben Youssef, alors numéro deux du Néo-Destour, le 9 février 1953. Abderrahman Ladgham exclut qu’un tel contact avec son père ait eu lieu (voir l’encadré ci-contre). Ahmed Ben Salah qui, entre 1952 et 1954, était le point de passage obligé de ces lettres sous le couvert de ses fonctions au sein de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) à Bruxelles, est lui aussi formel. « Je lisais toutes les lettres venant de New York ou de Tunis, nous a-t-il confié, et il n’y était pas question de rencontres avec un diplomate israélien. » Ahmed Mestiri, l’un des principaux dirigeants nationalistes, va dans le même sens. « Jamais je n’ai vu un rapport relatant une rencontre à New York avec un représentant du gouvernement israélien, que ce soit à propos de Ladgham ou de Salah Ben Youssef, nous a-t-il assuré. Je ne crois pas qu’ils pouvaient se permettre de le faire. »
Un autre exemple de ce qui paraît relever du « bidonnage » des agents diplomatiques est la note, datée du 8 avril 1957, envoyée au ministère israélien des Affaires étrangères par Arye Ilan, membre de la mission d’Israël auprès de l’ONU à New York. Il y prétend avoir rencontré, à deux reprises, Ahmed Mestiri, alors secrétaire d’État à la Justice. « C’est une contre-vérité, nous a déclaré Mestiri. Je ne suis pas allé à New York en 1957, et je n’ai pas rencontré cette personne dont j’entends parler pour la première fois… Je n’ai jamais rencontré un responsable israélien. » Ce n’est en effet qu’en février 1958 que Mestiri s’est rendu à New York pour les débats de l’ONU sur le bombardement du village de Sakiet Sidi Youssef par l’armée française. Laskier rapporte aussi qu’Ahmed Mestiri avait assisté à une audience accordée par Bourguiba à Easterman en mars 1966 à Tunis. « C’est impossible, répond Mestiri. En mars 1966, j’étais encore ambassadeur à Alger, et je suis rentré à Tunis en juillet. »
Ben Salah, membre du secrétariat de la CISL (1952-1954) puis secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, 1955-1956), dément quant à lui avoir entretenu des rapports avec des syndicalistes israéliens ou avec Elie Cohen-Hadria (voir l’encadré page 124).
Toujours selon Laskier, feu Hedi Nouira, alors ministre des Finances, aurait rencontré l’ambassadeur d’Israël à Paris en octobre 1956 pour quémander l’aide d’experts israéliens pour mettre en place des coopératives agricoles en Tunisie. C’est invraisemblable, la question des coopératives n’étant apparue à l’ordre du jour que plusieurs années plus tard.

Le cas de Mohamed Masmoudi, qui, selon Laskier, aurait eu plusieurs rencontres avec les ambassadeurs d’Israël à Paris où il était en poste en 1955-1956 et 1965-1966, est toutefois troublant. Au moment de notre enquête, son fils Habib nous a indiqué qu’il séjournait dans les pays du Golfe, et c’est là qu’il lui a fait parvenir les articles de J.A.I. sur le livre de Laskier. Nous n’avons pas pu obtenir de réaction écrite de sa part.
D’après des témoignages concordants, Masmoudi menait à Paris une vie où s’entremêlaient diplomatie, business et soirées mondaines, et il pouvait avoir rencontré des agents israéliens. Selon un proche du centre du pouvoir qui l’a bien connu, « Masmoudi n’a jamais été missionné par Bourguiba, mais il y allait quand même, car on l’invitait soi-disant pour recueillir ses idées. Lorsque nous lui en faisions la remarque, il nous disait que c’était pour s’informer ».
Quoi qu’il en soit, on est loin d’une prétendue connexion israélo-tunisienne. D’abord, parce que tous les témoins interrogés sont formels : il n’y avait pas de politique de Bourguiba consistant à traiter sous la table avec l’État d’Israël tout en soutenant la lutte de libération des Palestiniens. Ensuite, parce que la plupart des affirmations de Laskier ne tiennent pas la route. Sans doute des agents israéliens ont-ils tenté d’approcher Bourguiba et ses lieutenants avec pour objectif principal de les « instrumentaliser » dans le conflit israélo-arabe. Bourguiba a proposé en 1965 une stratégie pour les Palestiniens qui aurait permis une solution pacifique sur la base du plan de partage des Nations unies de 1947. Cette stratégie fut paradoxalement mal accueillie par les dirigeants israéliens de l’époque. Tout ce qui les intéressait, c’était d’attiser sa rivalité avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser, « bête noire » de l’État hébreu.
Il n’est pas non plus exclu que des Israéliens aient monté en épingle des rencontres fortuites à l’occasion de cérémonies ou lors de réceptions chez des parties tierces à Paris. Par la suite, ces agents ont cédé au péché mignon consistant à rédiger à l’usage de leurs supérieurs des notes diplomatiques qui s’apparentent à de la fanfaronnade et dont des archivistes font aujourd’hui un moyen de désinformation.

Reste à savoir à quoi sert ce bidonnage en 2005. Les objectifs déclarés de la diplomatie israélienne sont désormais de renforcer la colonisation en Cisjordanie et d’obtenir une normalisation des relations avec les pays arabes et musulmans. Affaiblis dans un monde unipolaire dominé par les États-Unis alliés d’Israël, ces pays vont-ils brader la dernière carte qui leur reste pour faire collectivement pression sur Israël et l’amener à évacuer tous les territoires palestiniens dans le cadre d’une solution pacifique ?

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