« Nous aussi, nous avons peur »

À Alger, Bamako, Dakar, Rabat ou Tunis, on suit de près ce qui se passe en France. Réactions communes et contrastées.

Publié le 13 novembre 2005 Lecture : 4 minutes.

Les événements ayant secoué la France, depuis le 27 octobre, ont fait la une des médias et suscité un intérêt accru de l’opinion des principaux pays africains pourvoyeurs d’émigration : Maroc, Algérie, Mali et Sénégal. Si les dirigeants africains s’en lavent les mains (« les émeutiers sont français de deuxième, voire troisième génération », affirme un ministre africain), les opinions divergent. Cela va de la compréhension du « ras-le-bol des jeunes » à la réprimande de ces gamins qui « n’écoutent plus les adultes ». Le Koro ou le « grand frère » n’est ni respecté ni écouté. Dans ces quatre pays, la perception est parfois divergente. Cependant, deux éléments font l’unanimité. Le premier est l’échec de la politique française (gauche et droite sont mises dans le même panier) en matière d’intégration, ces banlieues étant essentiellement occupées par des Français originaires de l’émigration. Le président Abdoulaye Wade a demandé au gouvernement de Villepin de « casser les ghettos pour intégrer les Africains qui demandent à être intégrés ». Le second relève du sang-froid de la police française. « À l’issue de deux semaines d’émeutes, on déplore la mort d’une seule personne, du fait d’un casseur. En Kabylie, après huit jours de manifestations en avril 2001, on comptait plus d’une centaine de morts », rappelle Idir, animateur d’une association de quartier à Alger. L’élément déclencheur a été la mort accidentelle, le 26 octobre, de Zyed et Bouna, deux adolescents fuyant une descente de police et s’étant réfugiés dans un transformateur électrique. Bouna était mauritanien. Aucun média de ce pays ne s’en est ému. Seul un site Internet a eu ce commentaire : « Nous sommes à Dieu et à Lui revenons. » C’est la formule habituelle qui accompagne l’annonce d’un décès. Et les réactions aux mots de Sarkozy ? « Je suis solidaire avec celui qui brûle tout s’il se fait traiter de racaille », tempête un journaliste malien. » L’attitude arrogante du ministre français de l’Intérieur est globalement mal perçue au Maghreb et en Afrique francophone. « Nous n’aimons pas beaucoup la manière forte, affirme un enseignant de Bamako, et si nous la supportons chez nous depuis des lustres, nous ne nous sommes jamais autoproclamés nation des droits de l’homme. »
Dans le royaume chérifien, qui sort d’une douloureuse épreuve liée au phénomène migratoire, après l’épisode de Ceuta et Melilla, la presse gouvernementale, partisane ou indépendante, relève en premier lieu l’impuissance du gouvernement de Dominique de Villepin face aux débordements des « quartiers et à la détermination des groupes de jeunes clamant leur haine ». Les images des incendies ont choqué. Pour cause de sécurité, les équipes de télévision filment les émeutes derrière les CRS, « des flics aux allures de Robocop avec leurs protège-tibias, leurs genouillères et leurs gilets pare-balles », déplore Réda, jeune informaticien de Rabat. « Le refus du dialogue vient des deux camps », poursuit-il prudemment, refusant de prendre parti. La bombe lacrymogène tombée à proximité d’une mosquée pleine à craquer en ce mois de ramadan ?
Au Mali, on semble rejeter l’amalgame entre émeutiers et musulmans. Amadou assure que « cette attitude renforce l’idée que tente d’imposer l’extrême droite française : présenter l’émigration comme la cinquième colonne d’un islamisme rampant en Europe. Parmi les jeunes qui cassent tout sur leur passage, il y a autant de Mohamed que de Benoît ou de Kadirou. » Toujours est-il que l’inquiétude est perceptible. « Nous avons peur pour le cousin de là-bas. Peur pour sa voiture qu’il n’a pas fini de payer. Peur pour son fils qui a le profil de l’émeutier. Peur pour l’attitude future de son patron, celle de ses collègues français ou celle de l’administration à son égard. » La diffusion des images de Clichy-sous-Bois vont-elles refréner les velléités « migratoires » des habitants de Kayes, principale ville malienne pourvoyeuse d’émigrés maliens en France ? Pour Diallo, fraîchement rapatrié du Maroc après l’affaire de Ceuta et Melilla, la réponse fuse tout de suite. « Ni les balles espagnoles ni le désert marocain ne sont arrivés à bout de ma détermination à aller en Europe. Ce n’est pas quelques voitures brûlées qui vont me faire changer d’avis. »
En Algérie, on suit de près les événements. Un Algérien établi en France reçoit quotidiennement jusqu’à une dizaine de coups de fil de la part de sa famille restée là-bas. L’histoire commune aux deux pays contribue à faire reculer l’indifférence. Pour le quidam, la France vit son 5 octobre, en référence aux émeutes algéroises du 5 octobre 1988 qui avaient renversé le régime du parti unique. « Certes, ce n’est pas une revendication démocratique, mais une revendication citoyenne. Brûler aujourd’hui une voiture revient à crier son désir d’égalité de chance », explique un ancien émeutier de Bab el-Oued, aujourd’hui quadragénaire, universitaire au chômage. Le recours par le Premier ministre Dominique de Villepin à la loi coloniale d’avril 1955 (celle qui a servi à réprimer le nationalisme algérien) a contribué à donner une nouvelle dimension aux revendications des jeunes. Cependant, l’opinion est globalement contre les destructions. « Chez nous, les émeutiers ne brûlent que les pneus et préservent les carcasses. » Pour certains, le nihilisme des émeutiers qui s’attaquent aux écoles, aux crèches et aux établissements économiques les assimile à des GIA soft.
En Tunisie, la presse se contente de reprendre les dépêches d’agences en évitant tout commentaire. En revanche, les responsables ne se privent pas d’analyser le « phénomène ». « Ce n’est pas chez nous que l’on risque de vivre de telles dérives. » Ou encore : « La France, qui se préoccupe souvent des droits de l’homme en Tunisie, serait bien inspirée de respecter ceux de ses jeunes des cités. » D’autres, plus au fait, expliquent les dérapages par les manoeuvres électoralistes qui agitent la classe politique de l’Hexagone. Quant à la Libye, on ne relève que ce coup de téléphone du « Guide » Mouammar Kadhafi au président Jacques Chirac, dès les premiers jours de l’événement pour afficher la disponibilité de la Jamahiriya à aider la République française.

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