Les musulmans et les autres

Publié le 13 novembre 2005 Lecture : 5 minutes.

Tout au long de la semaine, ils ont fait la « une » des médias français et internationaux. Le monde entier a observé avec fascination leur révolte et l’incendie qu’elle a allumé dans la banlieue parisienne, puis dans bien des villes françaises.
Nés pour la plupart en France, ces très jeunes gens sont, par conséquent, de nationalité française (ou bien ont vocation à devenir français). Mais, fils ou petits-fils d’immigrés africains, plus rarement asiatiques, ils ont des noms à consonance exotique et se réclament très souvent de l’islam.

Ils ont entendu parler d’« égalité » et de « fraternité », savent qu’elles sont deux des trois « devises de la République ». Depuis des lustres, les gouvernements français successifs, de gauche comme de droite, leur promettent de les « intégrer ». Mais ni eux ni leurs grands frères n’ont jamais rien vu venir.
Ils se sentent donc mal aimés, connaissent l’échec scolaire et le chômage beaucoup plus que leurs concitoyens au teint moins basané…
Discrimination latente, horizon bouché, attention policière quotidienne… la coupe était pleine. Alors, il a suffi d’un incident pour qu’elle déborde : saisis par la rage de détruire, ils ont occupé leurs quinze dernières nuits à brûler ce qui les narguait tous les jours, se sont comportés en émeutiers et en nihilistes.
En pages 16-26, François Soudan et nos collaborateurs tentent d’apporter un éclairage sur ce drame et ses conséquences.
Je voudrais, pour ma part, le situer dans le cadre des relations entre les musulmans et les autres, car, nous le voyons tous les jours et sur tous les continents, ces relations, les difficultés et les affrontements qu’elles engendrent, sont devenus un problème mondial.

la suite après cette publicité

Les musulmans ? Un peu moins d’un milliard et demi d’êtres humains sur les quelque six milliards et demi que compte notre planète. Disons, pour simplifier : un habitant de la terre sur cinq.
Ils sont la grande majorité dans une cinquantaine de pays, représentent une minorité importante dans autant d’autres et sont plusieurs millions à s’être installés au cours des dernières décennies en Amérique du Nord et du Sud, comme en Europe.
En Inde, au Soudan, en Éthiopie, en Érythrée, en Côte d’Ivoire, en Russie, en Thaïlande, aux Philippines et dans d’autres parties du monde, musulmans et non musulmans cohabitent, en bonne intelligence ou non.

Dans certaines parties de la planète, on les juge agressifs et inassimilables ; eux-mêmes s’estiment mal acceptés, non respectés, voire agressés, même dans les pays où ils se croyaient chez eux : Iran, Irak, Syrie, Palestine.
Alors, une partie d’entre eux s’est résolue à adhérer à l’islamisme radical « pour combattre l’agression ».
Et l’on en est venu à parler, depuis quelques années, chez des judéo-chrétiens et chez les islamistes, de « clash des civilisations… ».
Est-ce justifié ? Ce fameux clash est-il en cours ou seulement annoncé ? Peut-on l’éviter ?
Il n’y a pas et il n’y aura pas, à mon avis, de clash des civilisations, car il n’y a aucune raison profonde, ni économique ni idéologique pour un tel affrontement.
Mais que faire pour que se modifient, s’améliorent les relations entre musulmans et non-musulmans ?

Il existe aujourd’hui dans le monde, plus précisément en Europe, un grand pays, un seul, qui a une connaissance historique, intime, de l’islam et des musulmans : c’est l’Espagne. Elle a été conquise au VIIIe siècle par l’islam, qui s’y est maintenu assez longtemps pour laisser des traces profondes : dans la langue, dans les patronymes des gens, dans les villes et les monuments, dans la mémoire nationale.
Cette Espagne, gouvernée aujourd’hui par des socialistes, a élaboré sous leur direction – et prône – une doctrine qui va à l’encontre du clash des civilisations. Elle l’appelle l’alliance des civilisations.
Il s’agit, si j’ai bien compris, d’aller à contre- courant de la croisade des néoconservateurs américains et du délire des islamistes pour rechercher l’entente et la coopération entre, d’une part, un monde judéo- chrétien tolérant et ouvert, et, d’autre part, un islam qui se serait dépoussiéré pour épouser le XXIe siècle.
Quelle belle entreprise !

Si le concept d’alliance des civilisations avait été connu et accepté en 2001, il n’y aurait pas eu cette « guerre mondiale contre le terrorisme » de MM. Bush, Rumsfeld et consorts, détestable parce que coûteuse en vies humaines comme en argent, interminable et ne bénéficiant, en définitive, qu’à ceux qui la mènent.
Il n’y aurait pas eu, en tout cas, de guerre d’Irak, dont le résultat, à ce jour, est catastrophique : 300 milliards de dollars gaspillés et déjà près de cent mille tués, un pays déboussolé, revenu au communautarisme et transformé en… centre mondial du terrorisme.
Si nous vivions sous le signe de l’alliance des civilisations, les dictateurs arabes ou musulmans, tels que Moubarak (Égypte) ou Musharraf (Pakistan), Assad (Syrie), Khameneï (Iran), n’auraient pas été répartis entre « amis », qu’on ménage et dont on finance les turpitudes, et adversaires, qu’on pousse à l’erreur, sans considération pour la dignité de leurs peuples.
À l’inverse de George W. Bush, l’alliance des civilisations n’aurait pas encouragé l’actuel Premier ministre d’Israël à consolider la colonisation de territoires palestiniens et syriens – occupés par la force des armes et que de multiples résolutions de l’ONU lui enjoignent d’évacuer.

la suite après cette publicité

Le clash des civilisations est un cri de guerre ; l’alliance des civilisations, elle, est une invite à l’écoute de l’autre, d’abord pour le comprendre, ensuite pour trouver avec lui les fondements d’une entente dans laquelle chacun peut s’épanouir.
C’est que tout change pour le mieux dès lors qu’on renonce à la force comme moyen privilégié de résoudre les problèmes. L’exemple de l’Europe occidentale, qui a exploré cette voie au cours des cinquante dernières années, l’a amplement prouvé ; comme le montre en ce moment celui de l’Inde et du Pakistan, qui, après s’être fait trois fois la guerre dans la seconde moitié du xxe siècle, semblent s’être dit depuis peu qu’il serait indiqué de renoncer au « clash ».
Pour ma part, j’en suis persuadé : si l’alliance des civilisations prenait corps, devenait la doctrine ou seulement le fil conducteur des relations internationales, la scène mondiale serait transformée.

Les problèmes dont s’occupent, ou se préoccupent, l’ONU et ses agences spécialisées ne seront certes pas résolus d’un coup de baguette magique, mais un tel changement de contexte faciliterait grandement la recherche de solutions.
L’aide économique et le commerce équitable, les échanges culturels et la préservation de la planète, la lutte contre les épidémies et contre la drogue, la canalisation des flux migratoires…, toutes ces grandes questions nous apparaîtraient sous un autre éclairage, et nous les traiterions beaucoup plus aisément.
L’actuel secrétaire général de l’ONU entre aujourd’hui dans la dernière année de son dernier mandat. Il serait bien inspiré et se hisserait à la hauteur de sa fonction s’il décidait de consacrer l’année qui lui reste à la tête de l’Organisation à donner à l’alliance des civilisations une chance de s’imposer.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires