Bon pour le non, moins pour le oui

Dans son dernier livre, le journaliste et historien français évoque ses rencontres avec le « Vieux ». Morceau choisi.

Publié le 13 novembre 2005 Lecture : 6 minutes.

C’est à partir de la guerre des Six Jours, précisément, qu’émergea au grand jour et surtout dans les listes de proscription des responsables israéliens un certain Abou Ammar, que ses compagnons appelaient « le Vieux », bien qu’il eût à peine atteint la quarantaine, pour signifier qu’ils l’avaient reconnu comme leur chef légitime.
D’autres dirigeants palestiniens étaient déjà dotés de fiches plus détaillées dans les dossiers de la sécurité israélienne – un Georges Habache, un Naïef Hawatmeh. Mais l’attention du Shinbeth se focalisa progressivement sur ce personnage dont l’identité fit ainsi son apparition dans les archives des policiers de Jérusalem :
« Mohammed Abdel Raouf Arafat al-Koudoua al-Husseini, fils d’Abdel Raouf al-Koudoua et de Zahoua Abou Saoud, né le 4 août 1929 au Caire, rue Toursina, dans le quartier de Sakakini. » Bien qu’il n’eût jamais cessé d’affirmer être né à Jérusalem, c’est de ce grand faubourg du Caire, où musulmans, coptes et juifs cohabitaient en assez bonne intelligence que venait Arafat.
Ces Palestiniens émigrés y vivaient un exil précaire. Petits-bourgeois aux fins de mois difficiles, les Koudoua se prévalaient pourtant d’une ascendance prestigieuse : le père appartenait (de loin) à la puissante famille des Husseini de Palestine, et la mère, Zahoua, assurait descendre du Prophète…
Dès la fin des années 1960, ayant abandonné le métier d’ingénieur qui lui assurait une large aisance pour fonder le Fatah au Koweït, Arafat s’impose comme le zaïm, le leader du mouvement spécifiquement palestinien, dressant dès lors contre lui et ses compagnons les plus proches, Abou Iyad, Abou Djihad et Farouk Kaddoumi, la formidable détermination de l’État juif. C’est lui qui, à la tête d’un commando de quelque deux cents hommes qu’il a pu rassembler, inflige à Karameh, le 21 mars 1968, la première défaite (mineure, mais très symbolique) qu’ait subie Tsahal depuis la proclamation d’Israël.
Mais le type de mouvement qu’il a créé, l’idéologie révolutionnaire dont il se réclame et les méthodes auxquelles il recourt – le terrorisme et l’assassinat politique – le désignent à la vindicte non seulement des Israéliens et de leurs amis occidentaux, mais de la plupart des chefs d’État arabes – du « socialiste » Nasser aux monarques jordaniens ou saoudiens. Il ne trouve guère asile (armé…) qu’au Liban, où il a rassemblé des forces qui tiennent en haleine l’armée et la police du président Hélou.
C’est là que je le rencontrai pour la première fois, en 1970, grâce à l’entremise d’un considérable homme d’affaires libanais. Dans l’avion, cet homme m’avait dit : « Vous voulez voir Arafat ? Rien de plus facile. Je l’héberge parfois dans l’un de mes hôtels : je mets mon personnel en chasse… » Et trois jours plus tard, on vint me prévenir au Saint-Georges qu’un jeune homme arborant à la main le journal Al-Misri me guiderait à mon rendez-vous.
C’est dans une salle anonyme de quelque immeuble de rapport que je vis entrer, à l’heure dite, l’étrange personnage au keffieh pointu, taille modeste, regard perçant, barbe clairsemée, et porteur d’une mitraillette qu’il posa sans ménagement, et avec ostentation, sur la table : mes interlocuteurs algériens faisaient moins bruyamment sonner leurs activités guerrières…
Dirai-je que le personnage ne me fit pas, ce jour-là, très bonne impression ? Fier-à-bras, roulant des yeux, émettant des propos sommaires faits pour épater le journaliste bourgeois qui venait l’interviewer (non pour la presse, d’ailleurs, mais en vue d’une conférence que je préparais alors sur le nationalisme arabe…), il me fit regretter mes brillants interlocuteurs maghrébins, les Bourguiba, Ben Barka ou Saad Dalhab.
La cause très juste et belle de la résurrection d’un peuple s’incarnait-elle ainsi dans ce personnage pittoresque au faciès écrasé, et mangé par la barbe, au regard voilé par les lunettes noires, au ton saccadé, emphatique ? Après tout, nos révolutionnaires n’étaient pas tous aussi éloquents et aussi beaux que Saint-Just ou Jean Moulin. « Vous qui avez suivi les phases récentes de la libération du monde arabe, lança-t-il, vous ne pouvez manquer d’être frappé par la soudaineté et la puissance du mouvement national palestinien… Karameh n’est qu’un début. Mon peuple, sous notre impulsion, s’est retrouvé. Dans quinze ans, vingt ans peut-être, nous serons à Tel-Aviv ! » Je ne pus m’empêcher, abasourdi, de demander à l’interprète de répéter ce propos irresponsable. Ce qu’il fit, non sans gêne…
La mitraillette était toujours posée sur la table. Allait-il me faire, pour ponctuer son discours, une démonstration de sa puissance de feu ? Il vit que je ne prenais pas au tragique sa rodomontade, et me fit plus ou moins comprendre que mon scepticisme n’était pas le fait de l’« ami du monde arabe » qu’il était supposé rencontrer.
Ce premier échange, qui ne se prolongea guère plus d’une demi-heure tant l’indisposait le peu d’entrain que je mettais à entrer dans son jeu, ne me conforta guère dans l’espoir où je vivais que la Palestine trouverait un jour son Bourguiba ou son Boudiaf – espoir qu’avaient nourri mes rencontres avec Hawatmeh ou Kaddoumi – ou, mieux encore, mes visites des camps palestiniens où les écoles fourmillaient de regards pétillants d’intelligence et de grave application. Que de talents, pour demain…
Une attention incessante portée à la renaissance du peuple palestinien devait me permettre de réviser la fâcheuse impression laissée par la rencontre de Beyrouth en 1970. Le Yasser Arafat que je revis en Tunisie quatre ou cinq ans plus tard et surtout à Paris, en 1989, au temps où il déclarait à François Mitterrand et Roland Dumas que la charte de l’Organisation de libération de la Palestine proclamant l’inexistence de l’État hébreu était « caduque » (il prononçait « cadouque »), m’a imposé une profonde révision du regard que je portais sur l’homme d’abord, le leader ensuite.
Il n’y a pas place ici pour une évaluation du rôle historique de l’homme qui vint mourir dans un hôpital de Clamart en novembre 2004.
Longtemps, l’horreur provoquée par le massacre des athlètes israéliens aux Jeux de Munich, en 1974, par l’assassinat d’un infirme sur l’Achille-Lauro ou par maints attentats-suicides, d’ Haïfa à Jérusalem, défigura le personnage dont il fut toujours impossible de mesurer la part de responsabilité (complicité ? impuissance à prévenir ? ignorance ?) qu’il assumait dans le crime. Le bilan de carrière d’Abou Ammar s’affinera au cours du temps – qu’on voie en lui un des « héros de la libération des opprimés », comme le fait Nelson Mandela, bon connaisseur, ou un « individu », comme Elie Wiesel, rescapé des camps nazis, Prix Nobel de la paix.
Ce qu’il est en tout cas possible de retenir pour l’Histoire, c’est qu’il fut tour à tour l’homme qui ranima et incarna l’espérance d’un peuple oublié par le monde, y compris par ses « frères » arabes, et celui qui, certain jour d’avril 1984, dit « oui » à Israël, prônant la reconnaissance réciproque de l’État hébreu et de la Palestine. Ces deux accomplissements majeurs – de quelque crime qu’ils aient été précédés et suivis – assurent à Yasser Arafat une place dans la reconstruction du monde d’après le grand séisme du milieu du XXe siècle, et en tout cas du Proche-Orient.
« Moïse plutôt que Josué », a dit de lui l’un de ses plus intelligents partenaires israéliens, Schlomo Ben Ami, qui fut à Taba son dernier interlocuteur. Ils semblaient alors au bord de la paix. Mais l’un ne sut pas offrir tout à fait assez, l’autre ne sut pas se contenter de ce qui paraissait à portée de la main – peut-être parce que le combattant renâclait devant les charges écrasantes de l’édification de l’État. Ou parce que la majorité qui se dessinait en Israël bloquait les perspectives d’un accord permettant l’émergence d’un État palestinien digne de ce nom.
Yasser Arafat ne fut ni Bolivar, ni Ben Gourion, ni de Gaulle, ni Bourguiba, mais s’il ne sut pas ou ne put pas être le bâtisseur de sa patrie oubliée, puis piétinée, il s’en fit le symbole vivant. L’homme que j’avais pris hâtivement pour le fier-à-bras d’une révolution fantôme n’était pas doué du génie constructeur. Mais il a su tour à tour incarner son peuple et reconnaître l’existence de l’autre. La troisième tâche, la construction de l’État, excédait ses forces, ou son génie…
Une juste évaluation des « travaux » d’Arafat ne sera pas possible tant que ses successeurs et ses adversaires n’auront pas fait paraître ce qui, sans lui, peut être accompli.

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