Une identité millénaire

Publié le 13 août 2006 Lecture : 7 minutes.

Quel devenir pour la Tunisie dans ce monde en pleine mutation ? Notre pays est bien sûr une partie intégrante de la nation arabe et une composante de la communauté musulmane. Nous avons appartenu à des empires arabo-islamiques. Nous avons été gouvernés tour à tour depuis Damas, Bagdad et Marrakech. Mais la Tunisie a toujours eu une identité propre et irréductible.
N’en déplaise aux tenants des thèses colonialistes, qui, à la veille et pendant le protectorat, décrivaient notre société comme « une poussière de tribus » sans conscience nationale, la Tunisie a, de tout temps, disposé des attributs d’une nation. D’abord un territoire, habité depuis des temps immémoriaux par des Berbères. Un territoire successivement conquis par les Phéniciens, les Romains, les Byzantins, les Vandales, puis les Arabes, mais qui servit aussi, maintes fois, de base territoriale à des pouvoirs autonomes.

Fondé en 814 avant J.-C., Carthage domina la majeure partie du littoral africain. Son influence s’étendait à la péninsule Ibérique, à l’Italie, au sud de la France et à Chypre. Il était donc le centre d’un vaste empire puissant et prospère. Kairouan fut la première ville de l’islam au Maghreb. Pendant le règne des Aghlabides (800-909), son rayonnement dépassa largement les frontières de l’actuelle Tunisie ; Mahdia fut, quant à elle, la capitale des Fatimides (909-1048), dont la mainmise s’étendit à l’ensemble de l’Afrique du Nord et à la Syrie. Le territoire tunisien a fini par se rétrécir avec la chute de la dynastie des Hafsides, à la fin du XVIIe siècle. Ce sont leurs successeurs ottomans qui fixeront les limites territoriales actuelles du pays, même si les frontières avec l’Algérie, dominée elle aussi, jusqu’à 1830, par les Turcs, sont restées longtemps imprécises et controversées. Au président Houari Boumedienne, qui lui proposait, en mai 1973, une union entre les deux pays, Habib Bourguiba avait répondu : « Avant de parler d’union, Monsieur le Président, restituez Constantine à la Tunisie. Vous réduiriez ainsi l’écart entre les superficies de nos deux pays et rendriez l’unité réalisable. »
La Tunisie a aussi, de très longue date, d’autres caractéristiques d’une nation digne de ce nom : l’homogénéité ethnique, la langue (arabe), la religion (musulmane) – qui a toujours su cohabiter avec le judaïsme, confession d’une minorité de la population -, ainsi que des us et coutumes spécifiques. Ses habitants avaient leur propre littérature, leur propre musique et leur propre art. Mais il est incontestable que nous étions dépourvus, jusqu’à la décolonisation, en 1956, d’un attribut essentiel de l’État-nation : la souveraineté. Cette souveraineté, nous l’avons perdue en 1573, au lendemain de la conquête du pays par les Ottomans, venus initialement prêter main-forte aux Hafsides face aux Espagnols, qui occupaient quelques villes côtières du pays. À l’instar de l’Algérie et de la Tripolitaine, la Tunisie fut ainsi réduite au rang de sandjak (« province ottomane »).
En 1881, la Tunisie change de mains. Aux termes du traité du Bardo, les Français imposent leur protectorat au gouverneur turc. Un véritable choc pour le pays. Insensibles aux appels au calme lancés par le bey et sa cour, les Tunisiens, dans leur écrasante majorité, rejettent le fait accompli. La résistance armée, animée d’abord par les grandes tribus du Nord, finit par s’étendre à l’ensemble du territoire. Mais l’issue de cette confrontation entre un peuple quasiment désarmé, trahi par son propre gouvernement, et une des armées régulières les plus puissantes de l’époque était facilement prévisible. Malgré les atrocités des troupes coloniales, le peuple ne courbe pas l’échine et se soulève contre l’occupant en 1911 puis en 1912. Le combat politique prend bientôt le relais de la résistance armée quand Abdelaziz Thaalibi crée le Parti libre destourien tunisien pour porter les revendications de la nation. Mais l’élan de la nouvelle formation est freiné par des handicaps majeurs : l’élitisme et la rigidité d’une partie de sa direction, ainsi que le recours à des moyens d’action dépassés. Conséquence : le blocage de l’action du mouvement national.

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Menés par Habib Bourguiba, des dirigeants du Destour quittent alors le parti pour lancer, en 1934, le Néo-Destour, qui deviendra l’âme et le moteur de la résistance. Avec ses programmes bien conçus et ses méthodes efficaces, il ne tarde pas à gêner les autorités du protectorat. Quelques mois plus tard, Bourguiba et certains de ses compagnons de lutte sont jetés en prison. L’objectif du résident général est clair : donner un coup d’arrêt à l’expansion du parti rapidement rallié par une majorité des destouriens. C’est la première confrontation, donc, entre la formation nationaliste et les autorités d’occupation. Face aux réactions populaires – manifestations et actes de sabotage -, les Français font marche arrière. Les leaders nationalistes sont libérés. Mieux : on est à deux doigts d’un accord portant sur l’amélioration du système du protectorat. Mais finalement, la France n’ose pas franchir le pas. Furieux, Habib Bourguiba refuse désormais le moindre contact avec les autorités du protectorat et appelle à la reprise de la résistance. Entamée le 9 avril 1938, cette deuxième épreuve se soldera par l’arrestation du leader nationaliste avec d’autres dirigeants du parti. Mais cette fois, ils sont déportés en France, où ils risquent une condamnation à la peine capitale.

Le mouvement national réagit sur plusieurs registres. En Tunisie, les manifestations se succèdent et les attentats contre le protectorat se multiplient. À l’étranger, grâce aux efforts des militants, Paris est soumis à une forte pression politico-diplomatique. Résultat : la France proclame son intention d’accorder une autonomie interne à son protectorat avant de renier sa propre parole, en décembre 1951, dans une lettre adressée au bey. Cette attitude irrite au plus haut point Habib Bourguiba, qui annonce alors la troisième et ultime confrontation entre le Néo-Destour et la puissance coloniale. Trente mois durant, le peuple tunisien mène la vie dure au protectorat. La résistance ne recule devant rien : manifestations et marches pacifiques, mais aussi actes de sabotages et assassinats dans les rangs des forces d’occupation et leurs relais locaux. Paris déploie 80 000 soldats dans le pays. Mais la répression, pourtant féroce et aveugle, ne vient pas à bout du mouvement national. C’est alors que le gouvernement Pierre Mendès France décide d’entamer des négociations avec les nationalistes tunisiens et marocains. Des facteurs extérieurs ont contribué à cet infléchissement de la position française : le soutien grandissant au sein des Nations unies aux causes tunisienne et marocaine et la crainte de Paris de voir la contagion nationaliste toucher « l’Algérie française ».
Toujours est-il que, le 20 mars 1956, la Tunisie accède à l’indépendance, recueillant ainsi les fruits d’une glorieuse épopée et de soixante-quinze ans de sacrifices. Notre pays est depuis un État-nation au plein sens du terme. Nous étions conscients – Habib Bourguiba le premier – de l’acquis que nous venions d’arracher, au prix fort, à la puissance coloniale. Notre préoccupation majeure était désormais de promouvoir et d’enraciner la conscience nationale au sein de toutes les composantes de notre peuple. À aucun moment, nous n’avons été sensibles aux sirènes du panarabisme et du panislamisme. L’évolution de cette aire géoculturelle nous a d’ailleurs donné raison : l’État-nation s’est imposé partout, tandis que l’unité arabe ou musulmane est restée un vu pieux. À cela plusieurs raisons, qui ne résident pas seulement dans le manque d’enthousiasme de la plupart des dirigeants ou dans leur inféodation à l’étranger, comme le laisse penser l’analyse dominante dans le monde arabe, mais aussi dans l’attachement des peuples à leur souveraineté et à leur souci de jouir pleinement des richesses de leur pays.
Bref, nous devons être fiers, en Tunisie, d’avoir compris très tôt que la construction nationale devait être la priorité des priorités. Ainsi, au lendemain de l’indépendance, nous avons consacré toute notre énergie au développement global du pays. C’était, pour nous, le « grand djihad ». La Tunisie en a rapidement touché les dividendes. Elle s’est remarquablement développée dans tous les domaines. Le « Changement » du 7 novembre 1987 a donné une forte impulsion à ce processus. Ainsi, sous la conduite du président Zine el-Abidine Ben Ali, la Tunisie est devenue un pays émergent souvent cité en exemple. Aujourd’hui, il nous appartient de préserver et de défendre ces précieux acquis, car nous sommes confrontés à de nombreuses pressions et menaces extérieures dont la plus importante est, sans conteste, la mondialisation.

Comment notre État-nation pourra-t-il relever ce nouveau défi ? La réponse, à mon avis, ne consiste pas à remettre en cause notre entité nationale. Celle-ci restera toujours notre repère et le meilleur cadre pour notre développement. Elle réside plutôt dans la quête d’une dynamique maghrébine. Malgré tous les aléas et hypothèques qui en entravent la réalisation, la construction de l’Union du Maghreb arabe (UMA) demeure à portée de main de nos dirigeants et de nos peuples. « Le Maghreb est une seule contrée singulière parmi les pays », disait Ibn Khaldoun. Son édification doit être la priorité des nations maghrébines. Ce sera, pour chacun d’entre nous, le gage de l’indépendance et de la prospérité. Notre combat aujourd’hui pour l’intégration de nos États est le prolongement logique de notre lutte, hier, pour l’indépendance.

* Fait docteur honoris causa de l’université de Sousse le 28 mai 2005, l’ex-Premier ministre tunisien prononça, à l’occasion de la cérémonie de remise des insignes, une conférence intitulée « La nation tunisienne, entre hier et aujourd’hui ». Le texte ci-dessus en reprend l’essentiel.

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