Boutef superstar

Publié le 13 août 2006 Lecture : 7 minutes.

Durant les années de plomb, celles du parti unique, le stade de football constituait l’unique espace où se scandaient les slogans politiques, généralement hostiles au pouvoir central. L’avènement du multipartisme, en 1989, n’a pas changé ces murs. Le supporteur algérien devient, le temps d’un match, un militant accompli, affichant son opposition au gouvernement, dénonçant la corruption, réclamant el-khobz el-khadma, « du pain et du travail », ou rendant hommage aux victimes de la répression avec le célèbre refrain « Bab el-Oued chouhada » à la mémoire des manifestants d’octobre 1988 tombés sous les balles de l’armée.
Dans les stades, la foule est ingérable et tous les dispositifs policiers se montrent incapables de l’encadrer. Pas même l’état d’urgence en vigueur depuis 1992. C’est pourquoi les hommes politiques craignent le pire quand leur agenda les contraint à assister à une rencontre de football. En quarante-quatre années d’indépendance, un seul homme a réussi à apprivoiser ces rassemblements, frondeurs par définition : Abdelaziz Bouteflika. Cela s’est à nouveau vérifié le 15 juin 2006.
Ce jour-là, la finale de la Coupe est un clásico. Elle oppose le Mouloudia d’Alger aux voisins de l’Union sportive musulmane d’Alger (USMA). Le derby oppose également les deux galeries de supporteurs les plus imaginatives en matière de slogans. Ceux du Mouloudia se sont octroyé le sobriquet de chenaoua, « chinois », car ils s’estiment les plus nombreux. Quant à ceux de l’USMA, on les appelle les medahat, du nom des divas du raï, en raison de la créativité de leurs chants de ralliement. Ce 15 juin 2006, donc, le stade du 5-Juillet est archicomble. Près de 80 000 personnes chantent, crient et applaudissent en attendant l’entrée des deux équipes.
Avant le match, les supporteurs des deux clubs sont sur la même longueur d’ondes. Les rivalités sont oubliées et la cible est identique : la classe politique. Les partis en prennent pour leur grade. Houkouma, le gouvernement, et l’opposition sont logés à la même enseigne : gâa seraqine, « tous des voleurs ». Puis, tout à coup, une clameur s’élève du stade. Bouteflika vient de faire son apparition à la tribune officielle. La foule rend hommage à « son » président qui lui rend la pareille en descendant sur la pelouse pour saluer l’assistance.
Situation inimaginable pour tout autre homme politique. La popularité du président algérien n’est pas le produit d’une communication efficace, ni le fruit d’un discours démagogique. Elle tient à la fois au parcours du personnage, à son talent de fédérateur et à sa parfaite connaissance des pulsions ainsi que des mouvements d’humeur du petit peuple.
Abdelaziz Bouteflika n’a que 23 ans quand, au lendemain de l’indépendance, en 1962, il est nommé ministre de la Jeunesse avant de se voir confier, une année plus tard, la direction de la diplomatie. Alger est alors La Mecque des révolutionnaires, la capitale des mouvements de libération. Le jeune ministre est une star de l’anti-impérialisme. Il reçoit le « Che », tient tête aux Occidentaux dans les forums internationaux et sillonne la planète pour promouvoir le non-alignement, le nouvel ordre économique mondial et la coopération Sud-Sud.
Au cours des années 1970, la trentaine à peine entamée, Bouteflika assoit durablement sa popularité auprès des jeunes Algériens en devenant un acteur de premier plan au sein de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole). Aux Nations unies, il s’illustre, en 1974, en présidant une Assemblée générale marquée par l’exclusion du régime sud-africain de l’apartheid. Une légende est née, et Bouteflika devient Boutef, seule personnalité dont la popularité rivalise avec celle du tout-puissant Houari Boumedienne.
Quand ce dernier décède, en décembre 1978, c’est Bouteflika qui lit une inoubliable oraison funèbre. Pour l’opinion, certes encore virtuelle, le successeur, c’est lui. L’armée en décide autrement. L’étoile Boutef ne s’éteint pas pour autant. Victime de manuvres politiciennes, il est paré d’une auréole de martyr après une cabale fomentée par le nouveau pouvoir. Il est contraint à l’exil, sa famille est expulsée de sa résidence tandis que ses jeunes frères sont harcelés. Pour beaucoup moins que cela, d’autres se sont répandus dans les médias étrangers, dénigrant le système, accusant le gouvernement de tous les maux. Lui se tait. Il ne sort de son mutisme qu’à l’occasion des événements d’octobre 1988, quand Alger s’embrase au son de slogans réclamant une démocratisation de la vie publique. L’opération de maintien de l’ordre tourne au massacre au kalachnikov et à la généralisation de la pratique de la torture.
Bouteflika refait surface pour exiger des réformes politiques et économiques. En 1994, il est pressenti pour la présidence de la République. Il exige des assurances de la part des militaires, qui dirigent, de fait, le pays. Il ne les obtient pas et retire sa candidature. C’est pour ce parcours qu’il est plébiscité en 1999. Et si, sept ans plus tard, sa popularité n’a pas souffert de l’usure du pouvoir, c’est que l’homme a d’autres talents. En premier lieu, sa parfaite connaissance du pays profond.
Pour avoir sillonné à maintes reprises l’Algérie, Bouteflika en connaît les moindres recoins, maîtrise les nuances régionales, les rivalités tribales, et n’ignore rien des rouages des confréries religieuses. C’est sans doute le seul homme politique qui, en campagne, tance son auditoire. Il gagne les faveurs du corps électoral en dénonçant la fourberie et la fainéantise des électeurs. Ce que ses rivaux, trop prudents sans doute, n’osent pas faire. « Il a compris que le peuple n’est pas porté sur la flagornerie, écrivait Kheiredine Ameyar, un éditorialiste aujourd’hui décédé. Les autres ne l’ont toujours pas compris. »
Refuser de caresser dans le sens du poil est une chose, dire les choses comme elles sont sans se faire conspuer en est une autre. Bouteflika sait aller loin sans dépasser les limites. Il déclenche un tonnerre d’applaudissements quand, lors d’un meeting dans un fief islamiste, il tombe la veste en s’exclamant : « Regardez : je suis comme vous, je n’ai pas de gilet pare-balles. »
Son habileté politique consiste également à rentabiliser au maximum un succès, une performance. Désormais, dans l’imaginaire collectif, qu’il s’agisse de l’aisance financière du pays (66 milliards de dollars en réserves de change) ou de la bonne pluviosité, c’est la baraka de Boutef. On ne jure plus que par lui. Le moindre de ses déplacements mobilise les foules. Attendues comme celles du Messie, ses visites à l’intérieur du pays déclenchent l’hystérie. Même chose au cours de ses voyages à l’étranger dès lors qu’une communauté algérienne y est établie. On veut le toucher, prendre une photo avec lui. Au cours d’un concert donné par une diva de la chanson arabe, Boutef avait signé plus d’autographes que la vedette du jour. Elle a fini par descendre de la scène pour en obtenir elle-même un. Le président algérien est un monstre de popularité.
En novembre 2005, un ulcère hémorragique l’a contraint à un long séjour à l’hôpital parisien du Val-de-Grâce (voir pages 119-121). Une absence de six semaines durant laquelle on a pleuré dans les chaumières, prié dans les mosquées et tremblé au sein des institutions. À son retour, il a été accueilli par plus d’un million de personnes ayant fait, pour certains, des trajets de six heures en voiture ou en bus.
La rue vilipende le personnel politique, elle loue en permanence Bouteflika. L’Algérien moyen connaît la capacité de travail du locataire d’El-Mouradia. Il sait qu’il lit tout son courrier. Alors, il le sollicite. Pour n’importe quoi. Un ralentisseur sur la route nationale qui traverse le village, un fauteuil roulant pour une fille handicapée ou un bus pour le transport scolaire. Un proche de Bouteflika assure que cette situation est devenue problématique. « Depuis ses ennuis de santé, le président a été contraint par ses médecins de diminuer son rythme de travail, mais son entourage n’arrive pas à lui faire admettre l’idée de confier son courrier à ses services. Il continue à le lire, donne des instructions pour que les doléances soient satisfaites et en assure le suivi personnellement. Comme les affaires de l’État ne s’arrêtent jamais, il effectue ce travail au détriment de ses heures de sommeil. »
Depuis près de quinze ans, les hauts fonctionnaires étaient privés de congés annuels. Le président Abdelaziz Bouteflika a décidé, en juillet, de corriger cette anomalie. C’est ainsi que ministres, walis (préfets) et hauts commis de l’État ont eu droit au repos estival ces dernières semaines. Le président aussi. C’est donc le Premier ministre, Abdelaziz Belkhadem, qui a reçu le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, lors de sa visite éclair du 12 juillet. C’est encore le chef du gouvernement qui a accordé, le 16 juillet, une audience au chef de la majorité parlementaire libanaise, Saad Hariri, venu plaider la cause de son pays agressé par Israël.
Il n’en a pas fallu plus pour qu’une sourde inquiétude s’empare de la rue. Mais où est donc passé Boutef ? s’interroge la presse indépendante où se recrutent les rares détracteurs du président algérien. « En congé, comme la plupart de ses concitoyens », assure Abdelaziz Belkhadem. Un congé désormais sous la menace de la tenue d’un sommet extraordinaire des chefs d’État arabes annoncé pour les jours à venir. Car si Boutef peut déléguer à N’Djamena Abdelkader Ben Salah, le président du Sénat, pour le représenter à la cérémonie d’investiture d’Idriss Déby Itno, il ne peut faire faux bond pour un sommet arabe qu’il a appelé de ses vux, le 13 juillet, soit au lendemain des premiers bombardements de Tsahal au Sud-Liban, depuis Londres où il était en visite d’État. On a beau être un phénomène de popularité, il est des choses qu’on ne peut se permettre. Il y a donc de grandes chances pour que Bouteflika écourte ses vacances pour se rendre à La Mecque. Pour peu que le sommet se tienne.

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