Zoom sur une fusillade

Un reportage de Canal+ apporte un éclairage inédit sur les affrontements du 9 novembre 2004 à Abidjan grâce à des images exclusives tournées sur place par des journalistes ivoiriens.

Publié le 13 février 2005 Lecture : 5 minutes.

Dans quelles conditions les soldats français de Licorne ont-ils été amenés à ouvrir le feu sur les manifestants massés devant l’hôtel Ivoire, à Abidjan, le 9 novembre 2004 ? La fusillade, on s’en souvient, avait fait, côté ivoirien, entre sept et seize morts d’après les sources hospitalières. Une équipe de Canal+, qui se trouvait à Abidjan, avait, on s’en souvient aussi, réalisé un documentaire choc sur ces affrontements. Diffusé le 30 novembre 2004, le sujet de Stéphane Haumant et Jérôme Pin avait mis en difficulté la hiérarchie tricolore. Après avoir d’abord évoqué « des tirs entre gendarmes ivoiriens et manifestants armés », les militaires français ont fini par reconnaître que leurs forces avaient ouvert le feu, « en état de légitime défense », pour éviter d’être submergées par une foule hostile et incontrôlable. La même équipe de Canal+ est retournée, en décembre, à Abidjan, et a en rapporté un document inédit, diffusé en France le 8 février 2005.
Pour la première fois, des images, tournées sur place, montrent l’enchaînement des faits. Filmé par des journalistes ivoiriens indépendants, le document montre comment la tension est peu à peu montée, malgré le sang-froid du colonel Patrick Destremeau, jusqu’à l’instant fatidique où la foule des « patriotes » déborde et la fusillade éclate. S’il ne dédouane pas l’armée française, le reportage de l’émission 90 minutes ne l’accable pas non plus, contrairement à l’impression laissée par le documentaire diffusé en novembre. L’équipe de Canal+, qui avait alors été très critiquée, a-t-elle voulu « corriger le tir » ? « Non, affirme Stéphane Haumant, on dit exactement la même chose. Mais entretemps, c’est l’armée qui a rectifié ses premières versions et s’est rapprochée de la vérité. La différence entre le sujet de novembre et celui-ci, c’est que nos conclusions sont attestées par des images inédites. Nous avons visionné dix heures de rushes, rien n’a été expurgé, nous avons monté nous-mêmes. Si j’avais trouvé des images de manifestants en armes, je les aurais passées. Nos images cadrent avec les déclarations faites dans le journal Libération du 10 décembre 2004 par le colonel Destremeau. On se rend compte qu’il avait dit la vérité. Pour être franc, je pensais trouver un enragé qui voulait se venger de ses morts, car il venait de perdre neuf de ses hommes trois jours auparavant dans le bombardement de Bouaké. Or c’est un « mec bien », il n’est à aucun moment agressif, et on voit qu’il essaie jusqu’au bout de sauver la situation. L’armée française n’avait pas la volonté de tuer ce jour-là, mais elle a été dépassée. Je pense qu’en disant cela, on n’est plus très loin de la vérité. »
Immédiatement après la fusillade, les Français évacuent la position, et, dans la précipitation, oublient dans le hall de l’hôtel un ordinateur portable. Son disque dur recèle une mine de renseignements confidentiels : le tableau du dispositif et de l’armement des rebelles, et des fiches très détaillées sur chacun des acteurs de la crise, chefs militaires ou politiques, conseillers, guides spirituels, etc. C’est un médecin ivoirien, venu soigner les blessés, qui a récupéré l’appareil et alerté la présidence ivoirienne. Les journalistes de Canal+ l’ont retrouvé et ont remonté la piste de « l’ordinateur perdu ». Il est aujourd’hui entre les mains du président Laurent Gbagbo. Un vrai fiasco pour l’armée française et ses informateurs, démasqués par les fiches.
« C’est en revenant à Abidjan pour tourner un sujet sur les évangélistes de l’entourage du président Gbagbo que nous avons découvert ces images inédites, explique Stéphane Haumant. Quelqu’un est venu nous dire qu’il avait un film des événements du 9 novembre. Les Ivoiriens avaient confiance en nous et voulaient faire diffuser ces images. Elles nous ont été données gratuitement. » Le premier étage de l’hôtel Ivoire abrite un studio télé entièrement équipé qui appartenait à une petite chaîne privée par satellite, TVCI, qui a cessé d’émettre il y a vingt mois. Le matériel est resté entreposé au premier étage, et le plateau, qui comporte trois caméras, n’a pas été démonté. John Jay, qui était présent, dès 6 heures du matin, à l’hôtel Ivoire, raconte : « Quand ça a commencé à chauffer à Abidjan, je me suis dit qu’il fallait absolument faire des images pour pouvoir témoigner par la suite. Ce n’était pas un tournage clandestin : j’ai obtenu des autorisations auprès de la présidence de l’Assemblée nationale (Mamadou Koulibaly) et de l’état-major des Fanci du général Mathias Doué. Et je suis passé, tôt le matin, récupérer des caméras de TVCI à l’hôtel Ivoire, car on manquait de matériel. Les gens de Licorne nous ont laissés travailler tranquillement, et nous sommes restés filmer, car nous étions au coeur de l’événement. » Les images ne montrent pas d’où sont partis les premiers coups de feu. Jay dit qu’ils sont partis des soldats, au moment où ils ont été débordés par la foule, vers 16 h 30. Pourquoi son document n’a-t-il pas été diffusé sur la Radiotélévision ivoirienne (RTI), pour laquelle Jay présente une émission humoristique très populaire, Du coq à l’âne ? Les images, pour l’essentiel, ont été enregistrées en DVR 500. Un format qui n’est pas compatible avec les équipements de la RTI, qui ne pouvait donc les projeter. Mais le producteur explique aussi qu’il ne souhaitait pas non plus que son travail soit d’une manière ou d’une autre récupéré ou détourné. Il voulait le soumettre directement aux téléspectateurs français du Journal télévisé : « Je voulais que le public français puisse se faire une idée de ce qui s’est réellement passé à Abidjan, et ne s’en tienne pas aux versions tronquées de Michèle Alliot-Marie, la ministre de la Défense. » Il aurait donc entrepris des démarches auprès des grandes rédactions parisiennes ou de leurs envoyés spéciaux en Côte d’Ivoire. En vain. S’y est-il mal pris ? Mystère. Difficile de croire en tout cas qu’aucune rédaction, normalement toujours à l’affût d’images inédites, n’ait réagi promptement. Toujours est-il que c’est finalement Canal+ qui a emporté le morceau, presque par hasard, en revenant sur les lieux de la fusillade. Le sujet sera visible en Afrique le 15 février 2005 à 20 heures sur les écrans de Canal Horizons.

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