Pourquoi les Irakiens rejettent leur gouvernement

Publié le 12 décembre 2004 Lecture : 3 minutes.

Les Irakiens ont été obligés d’accepter l’occupation américaine pour deux raisons au moins : d’abord, parce qu’ils ont été mis devant le fait accompli ; ensuite, parce que cela leur apportait ce que nombre d’entre eux souhaitaient depuis longtemps : la fin d’une dictature qui interdisait toute possibilité de réforme. Beaucoup d’Irakiens, tout en regrettant que le changement fût imposé par une puissance étrangère, considéraient que c’était le seul moyen de mettre le pays sur la voie de la démocratie et de la prospérité. La plupart des cadres baasistes eux-mêmes ont été soulagés de voir disparaître leur chef tant redouté. Bien sûr, personne n’imaginait qu’une démocratie pleine et entière s’établirait du jour au lendemain au sein d’une société qui avait connu plusieurs décennies de régimes autoritaires. Beaucoup étaient également conscients que les forces d’occupation ne quitteraient pas rapidement un pays dont elles désiraient tant s’emparer. Finalement, certains étaient prêts à accepter un gouvernement sous tutelle américaine qui, au moins, représenterait la majorité des Irakiens et préserverait l’unité de la nation.
Bref, la plupart des Irakiens ne voyaient pas d’un mauvais oeil qu’une superpuissance les aide à instaurer la démocratie. Mais ils n’étaient pas prêts à vivre dans l’anarchie et la violence, ni à accepter le manque de considération et l’humiliation. Les Irakiens estiment être un peuple intelligent et digne, et comprennent la diversité de leur société. Mais ils considèrent ces différences comme une force et une incitation aux changements démocratiques, et non pas comme un facteur de division. Ils ont vécu ensemble pendant des générations – Arabes, Kurdes, Turkmènes et autres minorités ethniques ; musulmans, chrétiens et autres religions ; sunnites et chiites – sans tensions ni divisions. Toute discrimination de caractère ethnique ou religieux était d’ordre politique et non pas le fait de la population elle-même.
L’administration et les forces d’occupation américaines ont été conseillées par des exilés qui pensaient que, pour régner, il fallait accentuer les clivages de la société. C’est ainsi que la population a été divisée en Kurdes, sunnites et chiites. Les chiites étaient présentés comme défavorisés, les sunnites ayant un rôle politique prédominant. Les Kurdes eux aussi étaient tenus à l’écart. Au moment de la formation du Conseil de gouvernement, puis du cabinet intérimaire, les « ex-Irakiens » – terme qui s’applique aux exilés ayant vécu longtemps dans un pays occidental – ont accaparé presque tous les sièges. Les Irakiens restés au pays ont été considérés comme des partisans de Saddam Hussein, y compris ceux qui étaient connus pour leur opposition au régime. Comme la plupart des exilés n’avaient pas de base politique en Irak, ils ont réclamé la dissolution du parti Baas. Ses membres ont été catalogués comme des ennemis qui devaient être « liquidés », selon l’un des nouveaux dirigeants irakiens.
Une erreur stratégique comparable a été commise avec l’armée et la police, qui ont été démantelées après être restées plusieurs mois sans solde. Les clivages ont été également renforcés lors de la formation du Conseil de gouvernement. L’Autorité provisoire de la coalition a imposé des quotas fondés sur l’appartenance ethnique ou religieuse et, pour plaire au plus grand nombre, a nommé une majorité de chiites. Le Conseil a été noyauté par des « ex-Irakiens ». La même méthode a été utilisée pour constituer le premier gouvernement de l’après-occupation.
L’autre cause de l’hostilité des Irakiens a été l’incapacité des autorités à améliorer la vie quotidienne. Les services restent insuffisants, voire inexistants ; les hôpitaux manquent de personnel ; les employés de l’État sont payés irrégulièrement. Tout en supportant de telles conditions de vie, les Irakiens constatent que le seul ministère qui fonctionne normalement est celui du Pétrole. Malgré les revenus de l’or noir qui continuent à rentrer et le discours américain sur les grands projets de reconstruction, rien n’est fait concrètement.
Globalement, aucun pont n’a été établi entre le peuple, le gouvernement intérimaire et les forces d’occupation. Le citoyen ordinaire se sent marginalisé et commence lui aussi à s’en prendre de diverses manières au gouvernement et aux forces d’occupation. Il faudrait que les États-Unis reconnaissent leur échec et retirent leurs trop nombreux conseillers du gouvernement intérimaire irakien. Ensuite, l’armée et la police irakiennes devraient être réorganisées et convenablement équipées sous contrôle exclusivement irakien. Enfin, et dès maintenant, les forces américaines devraient évacuer les grandes villes et être consignées dans des camps à l’extérieur de celles-ci.

* Professeur à l’université de Bagdad.

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