Retour sur terre

Publié le 12 novembre 2006 Lecture : 4 minutes.

« Les prédictions, c’est difficile, surtout quand il s’agit de l’avenir », disait un humoriste. Il y a dans cette phrase une vérité profonde : quand l’homme de la rue fait des prédictions, il est plus souvent obsédé par le passé ou obnubilé par ses rêves qu’engagé dans une réflexion sérieuse sur ce que les prochaines décennies lui réservent.
Les futurologues de profession et les économistes ont, eux, les pieds sur terre. Ils savent que l’avenir d’un pays dépend essentiellement de quatre facteurs : le capital, le travail, l’énergie et les matières premières. Bien entendu, on peut affiner l’approche autant qu’on veut. Le capital peut être accumulé sur place, mais il peut aussi être importé, sous plusieurs formes, ce qui pose alors la question de l’endettement. Le travail peut être subdivisé en travail qualifié – qui requiert d’importants investissements dans l’éducation et l’enseignement – et travail non qualifié.
Arrêtons-nous sur cette distinction : pour prédire quoi que ce soit, il faut se demander à quoi sert de former, à coût élevé, des promotions entières d’informaticiens ou de scientifiques qui décampent comme un seul homme pour s’installer de l’autre côté de la Méditerranée ou de l’Atlantique. Les 36,3 % des jeunes Marocains qui se voient vivre à l’étranger en 2030 ont pris la mesure de ce phénomène. Notre travail qualifié, il intéresse une Europe qui vieillit – Sarkozy est assez clair à ce sujet. Quant au travail non qualifié, il met l’analyste en face d’un joli paradoxe : si c’est ça, notre ressource principale, cela veut dire que plusieurs générations de nos compatriotes resteront pauvres : c’est l’autre nom du travail non qualifié dans les pays du Maghreb. Et encore, ceux-là auront la chance d’avoir un emploi et ce ne sera pas le cas de tout le monde. Si « l’alphabétisation du dernier Marocain analphabète », prédite par beaucoup des jeunes interrogés, est possible, il ne s’ensuit pas que « le chômage est éradiqué », hélas. Même l’Allemagne de 2006 compte 10 % de chômeurs. Quant à l’idée que « des emplois sont massivement créés (comment ? par qui ?) pour pallier le chômage, en particulier celui des jeunes », elle relève de l’illusion pure et simple.
Continuons. L’énergie, nous n’en avons pas. De temps à autre, quelques forages fumeux font remonter à la surface un demi-baril d’huile maigre et, dans nos imaginations enfiévrées – nous voudrions tant être de ces émirs qui claquent des milliards à la roulette entre deux prosternations -, ce demi-baril en fait des tonnes. Mais c’est un mirage. Hassan II, faisant contre mauvaise fortune bon cur, se félicitait de régner sur un pays sec en or noir. « Au moins, mon peuple n’apprendra jamais la paresse », disait-il. Bref, ici et maintenant, ici et demain, pas plus de pétrole chez nous que sur la Lune. C’est notre malédiction. C’est notre bénédiction.
Pour ce qui est des autres matières premières, nous en avons, à commencer par le phosphate. Sait-on assez que le plus grand scandale géologique de la planète, ce n’est ni la mer de pétrole sur laquelle flotte la Maison Saoud ni la montagne de cuivre chilienne, mais plutôt l’inexplicable gisement de Khouribga où se trouvent 60 % des réserves mondiales ?
Récapitulons. Le capital ? Nous ne pouvons l’accumuler en quantité suffisante. Alors il faudra faire de sacrées danses du ventre pour l’attirer ici alors qu’il pourrait aussi bien prendre le chemin de Shanghai ou de Bangalore. Mais faisons confiance aux technocrates de Rabat qui, depuis deux décennies, ont maîtrisé l’art de plaire aux capitalistes étrangers (les mêmes qu’ils voulaient pendre quand eux-mêmes étaient étudiants gauchistes à Paris ou à Grenoble – mais c’est une autre histoire). L’énergie, nous n’en avons pas, nous n’en aurons jamais, mais elle s’achète partout. Le travail ? L’offre est là, en abondance. Encore faudra-t-il, au moins pour celui qui se présente bardé de diplômes, lui donner de solides raisons de ne pas aller ailleurs se faire valoir. Les matières premières ? Nous avons.
On pourrait mettre des chiffres sur tout cela. On arriverait à cette conclusion qui n’incite pas au rêve : au mieux serons-nous, en 2030, un pays moyennement – et inégalement – développé, où une classe moyenne s’en tirera à peu près tandis que les damnés de la terre, qui auront d’ailleurs quitté celle-ci pour s’entasser dans les villes, continueront de dépendre de la compassion des autres – une ressource, qui, heureusement, ne manque pas au Maroc. Quand on lit que 74 % des jeunes Marocains pensent avoir, à cet horizon, un statut de cadres supérieurs, on a le cur serré devant ces grandes espérances qui n’ont que peu de chances de se réaliser Il y aura aussi une toute petite couche de jet-setters qui feront leur shopping à Paris, Rome ou New York, mais ceux-là ont toujours existé. Même le Bangladesh a ses milliardaires.
Voilà donc la sobre image qu’on peut raisonnablement avoir du Maroc de 2030. La vision des jeunes est bien plus optimiste puisqu’ils perçoivent leur pays comme une « grande puissance économique, technologique et militaire ». Cela n’a aucune chance de se réaliser, mais, pour autant, le fait qu’ils le pensent n’est pas inintéressant. C’est même passionnant, fondamental. Cela donne en effet la mesure de l’écart qui sépare le rêve de ceux qui seront les adultes de demain et le monde réel dans lequel ils devront vivre. Gérer cet écart, ces désirs qui ne seront pas comblés, c’est là que gît le vrai défi. C’est là que se situent les enjeux de la politique et de la culture. De ce point de vue, cette enquête qui ne révèle qu’un rêve bâti sur la pensée magique (aucune analyse sérieuse dans des réponses aussi juvéniles que spontanées – d’où sortent ces étranges « le Maroc construit et lance des fusées », « le Maroc découvre et colonise d’autres planètes » ?), cette enquête met chacun devant ses responsabilités : maintenant que nous avons pris la mesure de l’illusion, voyons ce que nous pouvons vraiment faire.

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