Comme si de rien n’était

Publié le 12 novembre 2006 Lecture : 4 minutes.

Annoncée à grand renfort de coups de balai, l’opération « Abidjan ville propre », troisième édition, a enfin été lancée le 8 novembre. Il était temps. Voilà plusieurs mois que certains quartiers de la capitale économique sont encombrés de détritus et qu’une odeur pestilentielle envahit la ville jusqu’au Plateau aux moments les plus chauds de la journée. Le déversement des déchets toxiques n’a pas arrangé le fonctionnement des décharges, certes, mais le ramassage des ordures était aléatoire bien avant l’éclatement du scandale, en août. « Ce n’est pas digne d’Abidjan », se lamente un habitant d’Adjamé en montrant les sacs plastique, épluchures et autres saletés entassées sur les bas-côtés de la route, à la frontière entre son quartier et celui de Williamsville. « C’est tellement sale maintenant que certains jettent tout simplement leurs poubelles par la fenêtre. »
Pour la plupart des Abidjanais, prompts à filer la métaphore, le blocage des services de nettoyage illustre le pourrissement généralisé de la situation politique. Et ce n’est pas l’adoption de la résolution 1721 du Conseil de sécurité de l’ONU, le 1er novembre, qui les a fait changer d’avis. Au contraire. Depuis que ce texte a été adopté et rendu public, rien n’a bougé, et les Ivoiriens, dans un élan de fatalisme tranquille, continuent à vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était. La guerre que les journaux se livrent à coups de manchettes, l’exégèse de la résolution à laquelle se plient les états-majors des partis ne sont pas nouveaux. De fait, à l’exception du silence des « Jeunes patriotes », c’est le statu quo.
Seul incident, l’exfiltration des miliciens du Groupement patriotique pour la paix (GPP), qui s’étaient installés à Yopougon, dans le quartier de Niangon depuis un an, est venue témoigner de l’agacement de riverains pourtant majoritairement acquis au Front populaire ivoirien (FPI). À la suite d’une petite guérilla urbaine où trois hommes ont trouvé la mort, les Forces de défense et de sécurité (FDS) ont dû intervenir pour vider les importuns. « Au début, ils étaient là pour nous protéger, explique un résident. On les acceptait. Mais ils ne faisaient rien de la journée et se sont mis à nous racketter sans arrêt. Je ne pouvais même plus envoyer mes filles au marché. Elles se faisaient dépouiller de l’argent qu’elles avaient sur elles. »
Un harcèlement auquel s’ajoutent les barrages des FDS dans toute la ville, dès la tombée de la nuit. Ou même plus tôt dans la journée, à chaque adoption d’une résolution du Conseil de sécurité. La dernière en date a fait monter la tension d’un cran, les rumeurs ont davantage couru la ville, et il a fallu allonger encore quelques francs CFA pour le « thé » du gendarme en patrouille.
Ainsi, pendant que les « grands » se perdent en interprétations de la résolution et tirent des plans sur la comète, le père de famille d’Adjamé, Treichville ou Marcory jongle avec l’augmentation du prix du riz et du pain, tente de trouver un emploi. Et s’inquiète de ses enfants en vacances forcées, en attendant une hypothétique rentrée des classes. Début novembre, certaines écoles n’avaient pas rouvert leurs portes, faute d’enseignants partis chercher meilleur salaire dans les institutions privées.
Le ras-le-bol de la population a ragaillardi les jeunes des partis d’opposition, qui n’entendent plus laisser la rue à l’autre camp. À la veille du vote de la 1721, Karamoko Yayoro, le leader du Rassemblement des jeunes houphouétistes pour la démocratie et la paix (RJDP) et ses homologues Kouadio Konan Bertin (dit « KKB », du PDCI) et Jean Blé Guirao de l’UDPCI, avaient déjà appelé les militants à se préparer en vue du grand soir. « Si les Jeunes patriotes descendent dans la rue, nous serons là aussi. »
Du coup, les « houphouétistes » se font de moins en moins discrets, tandis que les « Jeunes patriotes » appellent au calme, comme Gbagbo, leur mentor, les y a exhortés. Tout au plus les voit-on dans les rues du Plateau, où, la journée, ils s’improvisent gardiens de parking. Charles Blé Goudé, dont le discours s’est largement radouci depuis que des sanctions lui ont été imposées par le Conseil de sécurité et qui pourrait voir lever son interdiction de voyager s’il se tient tranquille d’ici à février prochain, préfère appeler au rassemblement et à la paix. Il a invité les jeunes à l’Hôtel Ivoire, et dans différentes villes, pour visionner le documentaire Tuez-les tous, réalisé par Raphaël Glucksmann en 2004 sur le génocide au Rwanda.
Officiellement, c’est le message « jamais ça ici » que Blé Goudé tente dorénavant de faire passer. Même si la dernière partie du film dénonce l’implication française dans le conflit rwandais, et donne du grain à moudre aux partisans du FPI, toujours aussi virulents sur la présence de la force Licorne dans leur pays Un discours à l’encontre de « la méchante Licorne » qui n’empêche pas les soldats qui en ont le droit de sortir le vendredi soir dans les bars de la Zone 4. Pas plus que le vote de la résolution n’a dissuadé les jeunes Ivoiriens d’aller danser le coupé-décalé dans les boîtes de nuit. Ou de se laisser gagner par la danse de « la grippe aviaire », inventée depuis la crise qui a secoué le secteur avicole. Non sans flegme, nombre d’Abidjanais continuent donc de « casser le caillou » et restent abonnés au deni katcha (« les enfants sont nombreux », en dioula), cette variété de riz qui se fait abondante à la cuisson pour nourrir une famille nombreuse, tout en riant des malheurs de leur pays.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires